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à choisir entre l’intégralité de la république et la perspective d’une guerre à soutenir seule contre les deux grandes puissances allemandes, elle en prit son parti ; il ne lui échappa ni récrimination, ni regrets, et elle accepta la responsabilité de l’action qu’elle avait enfin consentie.

Frédéric agit moins simplement. Le traité signé, il ne songea plus qu’à en répudier le blâme. Voltaire, avec cette adulation étourdie et empressée qui lui était trop naturelle, s’était hâté de lui écrire : « On prétend que c’est vous, sire, qui avez imaginé le partage de la Pologne et je le crois, parce qu’il y a là du génie et que le traité s’est fait à Potsdam » Frédéric réprima aussitôt cet excès de zèle par une réponse froide et sèche. « Je ne connais point, répondit-il à Voltaire, de traités signés à Potsdam ou à Berlin ; je sais qu’il s’en est fait à Pétersbourg. Ainsi le public, trompé par les gazetiers, fait souvent honneur aux personnes des choses auxquelles n’ont pas eu la moindre part. » Pas la moindre part ! L’ironie était un peu forte et montrait encore moins de mépris pour les gazetiers que pour leurs lecteurs. C’est ce que dut penser Voltaire, mais il garda un silence prudent. Il se contenta d’en montrer un peu d’humeur in petto avec d’Alembert. « Le roi de Prusse jouira bientôt de sa Prusse polonaise ; en digérera-t-il mieux ? en dormira-t-il mieux ? en vivra-t-il plus long-temps ? » Voilà tout ce que le patriarche s’était permis. À la vérité, Frédéric lui avait envoyé un très joli service de porcelaine, et lui-même était alors beaucoup moins occupé de la Pologne que de Lekain, qui venait de jouer Tancrède et Gengiskan sur le théâtre de Genève. Le roi de Prusse rejeta tout sur Catherine II, mais dans les termes les plus magnifiques, comme pour lui faire honneur des faits accomplis. « Voilà enfin ; s’écria-t-il, la pacification de la Pologne qui s’apprête ! Ce beau dénoûment est dû uniquement à la modération de l’impératrice de Russie, qui a su mettre elle-même des bornes à ses conquêtes !… Je sais que l’Europe croit assez généralement, que le partage qu’on a fait de la Pologne est une suite de manigances politiques qu’on m’attribue ; cependant rien n’est plus faux. Après avoir proposé vainement des tempéramens différens, il fallut recourir à ce partage, comme à l’unique moyen d’éviter une guerre générale. Les apparences sont trompeuses, et le public ne juge que par elles. Ce que je vous dis est aussi vrai que la quarante-huitième proposition d’Euclide. » — « Vous vous moquez de moi, mon bon Voltaire, écrivait-il une autre fois en réponse à des hyperboles flatteuses du patriarche, je ne suis ni un héros, ni un océan, mais un homme qui évite toutes les querelles qui peuvent désunir la société… » À force de le répéter, Frédéric finit peut-être par croire lui-même qu’il n’était qu’un bonhomme… à peu près comme son correspondant.