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contrée natale, tantôt réveillant sur la mousse des cavernes les danseuses de minuit, tantôt recherchant dans les sinistres ouvertures des autels la trace de rites sanguinaires. C’était là enfin que les deux enfans avaient éprouvé les premières palpitations d’un danger partagé, les premières joies d’un échange de rêves et d’illusions. Ces souvenirs se pressaient dans la tête de Hervé : exténué de fatigue et ne pouvant dormir, il s’était à demi couché sur la table de pierre, dans l’attitude d’une statue penchée sur un tombeau, et il regardait passer ses jeunes années. Tout à coup il tressaillit : au milieu des quartiers de roc, la forme blanche d’une femme s’abaissant et s’élevant sans bruit semblait glisser d’une pierre à l’autre et s’avancer vers lui. Hervé se leva brusquement, en portant la main à son front, avec l’émotion violente d’un homme qui doute de sa raison ; mais déjà la blanche apparition le touchait, et il reconnut Bellah.

— Vous ! vous en ce moment ! vous, ma sœur ! s’écria-t-il en saisissant la main de la jeune fille.

M’e de Kergant retira sa main : — Le commandant Hervé, dit-elle d’un ton froid, peut-il m’accorder quelques minutes d’entretien ?

Hervé, rappelé à la réalité du présent, s’inclina et se découvrit. Puis, voyant que les yeux inquiets de BeUah cherchaient à percer les ténèbres autour d’eue : — Mademoiselle de Kergant peut parler sans crainte, dit-il ; mes hommes dorment là-bas, auprès de ces feux.

La jeune fille s’accouda sur la pierre près de laquelle Hervé se tenait debout, et se recueillit un instant en silence.

— Monsieur, dit-elle enfin, votre gouvernement a brisé, par un nouveau crime, les traités qui nous liaient à lui.

— C’est ce que j’ignore, mademoiselle, dit Hervé.

— Je vous le dis, reprit M’e de Kergant. — Hervé salua. — Monsieur, poursuivit-elle, vous faites-vous une telle idée du devoir que vous vous jugiez engagé d’honneur vis-à-vis d’un gouvernement parjure ? Étesvous résolu à vous charger des plus odieuses complicités qu’il plaira à votre république de vous imposer ?

— Mademoiselle de Kergant, répondit Hervé, me permettra de répudier la complicité dans laquelle elle m’enveloppe. Je ne réponds que de moi, mais j’en réponds. Je ne sers point des hommes, je sers des idées. Ces idées, je déplore les vertiges qu’elles donnent, je voudrais les punir ; je plains les martyrs qu’elles font et je voudrais les sauver, mais, jusque dans la poussière des ruines et dans le sang dont on les obscurcit, ces principes restent purs, ils restent dignes de la fidélité que je leur ai vouée. C’est un langage qu’il me coûte de.parler à une femme, mais j’y suis réduit. Quant à ce nouveau crime, mademoiselle de Kergant souffrira qu’avant de Je juger, j’aie appris à le connaître d’une bouche impartiale.