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Perdu au milieu de cette multitude qui s’engouffre dans toutes les ruelles comme les eaux du Nil débordé dans les canaux qui coupent la campagne, il errait à l’aventure. La fatigue cependant le força de s’arrêter. Il s’assit à l’angle d’une place, au pied d’un grand mur ombragé par quelques sycomores. Devant lui, sous les tentes d’un café, causaient en fumant des chefs arabes, reconnaissables à leurs manteaux noirs. L’un disait : « L’énergie de l’homme est au-dessus des caprices du sort. Vis de la fatigue de ton bras et de la sueur de ton front ; et si ton courage vient à défaillir, prie Dieu qu’il te vienne en aide ! »

Un autre disait « Si la lune ne marchait pas, elle resterait toujours à l’état de croissant. Je voyagerai dans les contrées de l’orient et du couchant ; je ferai fortune, ou je mourrai loin de mon pays. — Si les chiens voient un homme en haillons, ajoutait un troisième, ils aboient après lui et grincent des dents ; mais qu’ils voient venir un homme dans l’opulence, ils vont vers lui en agitant la queue ! »

Ces discours graves et sages frappèrent vivement l’esprit d’Ismaël ; il les eût écoutés long-temps, si une demi-douzaine de jeunes garçons âniers de leur métier, qui jusque-là avaient dormi paisiblement auprès de lui, ne se fussent éveillés aux braiemens de leurs bourriques. Ces animaux, abandonnés en plein soleil par leurs maîtres qui reposaient doucement à l’ombre, faisaient entendre leurs plaintes. Après les avoir rappelés à l’ordre, les âniers se mirent à jaser gaiement ; chacun raconta ses courses de la journée et fit sauter dans sa main l’argent qu’il avait reçu. Ismaël les considéra avec attention ; pareil au ramier qui, chassé de sa forêt, s’est abattu au milieu d’une troupe de pigeons domestiques, il reconnaissait bien dans ces enfans des fellahs comme lui, mais leur allure effrontée le tenait à distance. Cependant une heure s’était écoulée sans qu’ils eussent pris garde à lui. — Si je leur parlais ? se disait-il ; ils connaissent la ville… Venus comme moi de la campagne, ils ont trouvé le moyen de vivre ici ! — Et, après avoir bien examiné ces vauriens à l’œil vif et rusé, il avisa le plus petit de la bande, comme étant celui qui se laisserait aborder le plus facilement. Il se leva a donc, et sa bouche s’ouvrait pour parler, quand le petit ânier le toisant d’un air moqueur :

— Qui es-tu ? lui dit-il, d’où viens-tu, paysan ? Tu n’es pas des nôtres.

Confus et interdit, Ismaël battait en retraite.

— Tiens, dit un second, vas-tu à la Mecque ? Tu as à la main un bâton de pèlerin. — C’était celui de la petite aveugle, que le pâtre avait emporté.

Laissez-le, cria un grand garçon plus fort que les autres, et écartant ses camarades, qui faisaient cercle autour du nouveau venu : — Parle, lui dit-il ; ton nom ?