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et le peuple affamé réclamèrent à grands cris la convocation des états-généraux, et cet irrésistible élan eut bientôt triomphé de toutes les résistances. Quoique les parlemens comprissent trop bien que la convocation des représentans de la nation mettrait fin au rôle politique qu’à défaut d’autres organes l’opinion consentait à leur attribuer, ils ne purent s’empêcher de répéter eux-mêmes le formidable cri dans lequel semblaient s’exhaler toutes les douleurs et toutes les espérances d’un grand peuple. Lorsque la France est sous l’empire d’une idée fixe, la puissance de celle-ci devient irrésistible. Aussi l’habileté des hommes qui gouvernent ce pays consiste-t-elle à mesurer d’une vue nette et ferme la véritable portée des mouvemens qui l’agitent. Comme l’architecte qui creuse tout d’abord jusqu’à la couche assez solide pont supporter les fondemens du nouvel édifice, il faut qu’ils pénètrent du premier coup jusqu’à l’idée qui se dégagera du sein des révolutions, et qu’ils la proclament sans hésiter, au lieu d’user leur popularité dans des combinaisons intermédiaires et stériles. Malheureusement la perception distincte du but à atteindre et le courage d’une résolution décisive manquèrent à tous les ministres auxquels Louis XVI confia son cœur. On les vit lutter pendant plusieurs années pour prévenir, puis après pour retarder la convocation des états-généraux, de telle sorte qu’au lieu de faire reporter jusqu’au trône l’initiative d’une mesure devenue inévitable, ils ne parurent céder que devant la banqueroute devenue imminente. M. de Calonne avait essayé de donner le change l’opinion en réunissant une assemblée de notables qui, choisis par la couronne avec un pouvoir purement consultatif, ne parurent appelés que pour donner une sanction nouvelle à ce régime du bon plaisir, auquel la France souhaitait alors avec passion de se soustraire, même au prix d’une révolution. M. de Lamoignon, doué d’une imagination plus féconde et d’une érudition plus malheureuse, conçut la pensée de sa cour plénière, renouvelée des champs-de-mai, et ce ministre résolut le problème de s’aliéner du même coup les parlemens, dont il limitait les attributions, et l’opinion publique, à laquelle il refusait la seule satisfaction qu’elle consentît désormais à accepter.

Les hypothèses, souvent dangereuses lorsqu’on en place la réalisation dans l’avenir, le sont encore davantage quand on s’en sert pour éclairer le passé. Toutefois j’ai la conviction réfléchie qu’une autre marche, suivie au début de la révolution française, aurait pu imprimer aux événemens une direction très différente de celle qu’ils prirent si malheureusement, et je crois fermement qu’il n’aurait pas été au-dessus de la puissance des hommes d’état de maintenir au mouvement de 89 le caractère d’une réforme modérée dans le sens où l’entendait alors la portion intelligente du tiers-état. À la fin du XVIIIe siècle, cette portion