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— Mes pères, mon vieil ami, se croyaient justes en agissant comme ils le faisaient. Dieu a éclairé le temps où nous vivons d’une lumière qu’il avait refusée à leur temps. J’aurais été coupable, moi, de rester attaché par mon intérêt aux coutumes de mes pères, quand ma conscience me montrait l’iniquité de ces coutumes. Ils ont fait leur devoir, et je fais le mien.

— Ce sont, dit Kado, des idées qui ne m’étaient jamais venues. — Puis il réfléchit un moment avant de reprendre : — Je n’ai jamais étudié, monsieur Hervé, comme vous savez, et j’ai bien de la peine à signer mon nom ; mais j’ai l’habitude de penser souvent à ce que j’entends dire, excepté aux choses de la religion, qui n’appartiennent qu’au bon Dieu. Eh bien ! mon maître, on dit que vous voulez qu’il n’y ait plus ni grands ni petits, ni riches ni pauvres, mais que tout le monde soit égal. Là-dessus, j’ai à vous dire que cela ne se peut pas : le bon Dieu a fait des forts et des faibles, des gens qui ont de l’esprit et d’autres qui n’en ont pas, des vaillans et des paresseux ; vous aurez beau détruire des créatures, vous ne referez pas la volonté de Dieu.

— Vous pouvez ajouter, mon vieux Kado, que nous serions de misérables fous, si nous avions de pareilles idées. Loin de penser à changer ce que Dieu a fait, nous tâchons, autant qu’il est possible à des hommes, de régler notre justice sur la sienne. La religion vous dit-elle, Kado, que Dieu damne les enfans dans le ventre de leur mère ? Non, n’est-ce pas ? Il jette les hommes sur la terre avec la liberté de s’y conduire bien ou mal, et il attend, pour les juger, qu’ils aient vécu. Eh bien ! notre république veut de même qu’aucun homme ne soit condamné au désespoir pour le seul fait de sa naissance, mais que chacun puisse librement exercer les dons qu’il a reçus de Dieu, afin de mériter par ses propres œuvres d’être heureux ou malheureux ; notre république prétend que tous ses enfans aient un droit égal à la servir et à l’honorer en s’honorant eux-mêmes, car sa première loi est que le travail profite à qui a la peine.

— Ce sont des choses qui paraissent justes, dit le Breton d’un air méditatif. Il y a sûrement du bon et du beau dans tout cela. Ce n’est pas ce qu’on nous avait dit. Je vous remercie d’en avoir causé avec moi. Je vous ai vu tout enfant, monsieur Hervé ; c’est moi qui vous ai fait tirer votre premier coup de fusil ; vous étiez un brave brin de gentilhomme. Les hirondelles s’en vont quand la mauvaise saison arrive. Je suis bien content de savoir que vous avez eu une autre raison pour nous quitter. J’aurai le cœur moins gros en pensant à vous maintenant.

Kado fit quelques pas en silence et la tête baissée ; puis il ajouta avec mélancolie :

— Je suis trop vieux. Si j’étais plus jeune, j’aimerais à réfléchir là-