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BELLAH.

— Comment ! as-tu peur à ce point-là ? Mais voyons, ma mignonne, je suis avec toi… Tes braves aïeux ne songent guère à nous effrayer… D’ailleurs nous avons de la lumière, et tu sais que les esprits…

— Eh ! je me moque bien des esprits ! repartit Andrée en faisant claquer ses doigts : je me moqus bien de mes aïeux ! Je voudrais n’en avoir jamais eu.

À cette vive réponse, Mlle de Kergant leva vers le ciel sa prunelle suppliante, par le mouvement ravissant qui lui était familier ; puis elle reprit : — Mais alors qu’est-ce qui vous empêche de dormir et de me laisser dormir moi-même, mademoiselle ?

— Je n’en sais rien, dit Andrée.

Mlle de Kergant soupira, fit un geste à peine indiqué de compassion délicate, et répliqua enfin doucement : — Ma chère, moi non plus.

— Votre tante est un vieux dragon ! cria Andrée avec force.

— Ma sœur !

— Et vous en êtes un autre, Bellah.

— Allons, dit tranquillement Mlle de Kergant en adressant pour la seconde fois au ciel un regard digne de lui.

Andrée perdit toute patience.

— L’idée ne vous est pas venue, s’écria-t-elle, d’engager mon frère à souper avec sa sœur ! Non, vous l’avez laissé à la porte comme un chien. Mon pauvre frère ! comme nous le trompons ! Et voilà comme vous le traitez, encore !… Ta tante, c’est bien, je l’avais prévu… mais toi, toi qui sais combien Hervé te…

La capricieuse enfant parut hésiter à finir une phrase dont le regard doux et fier de sa sœur aînée semblait en même temps conjurer et dédaigner l’explosion.

— Je sais, moi, dit Bellah, que le commandant Hervé est le frère de ma plus tendre amie, et c’est parce que je le sais, Andrée, que j’ai pu faire violence à mes sentimens au point de traiter comme un étranger, moi noble et chrétienne, celui que je connais pour un apostat et pour un gentilhomme qui a forfait à son nom.

— C’est ainsi ! s’écria Andrée. Eh bien ! aussi vrai que vous venez en deux mots d’effacer dix ans d’affection, l’apostat et le félon va savoir à l’instant quel service vous attendez de lui. Il saura au moins qu’il n’est pas le seul traître ici. Laissez-moi passer !

— Andrée, dit Mlle de Kergant, vous ne ferez pas cela !

— Je vais le faire, reprit Andrée, dont les lèvres serrées annonçaient une ferme détermination. Vous m’avez fait rougir de mon frère ; je veux que vous rougissiez devant lui.

Bellah saisit avec une terreur suppliante la robe d’Andrée, et, tombant presque à genoux devant elle : — Par le nom de ta famille, dit-elle, par le salut de ton ame, reste, chère Andrée !