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chaque objet que j’y voyais ; je soulevai les livres de prières, je les ouvris, je reculai la pendule, mes mains cherchèrent dans les vases de cristal posés sur la cheminée, j’ouvris les tables, — rien !… toujours rien !… un vieux bahut de bois noir occupait un angle de la chambre ; j’en avais fouillé tous les tiroirs, mais rien n’était venu répondre à mes questions ; je regardai de nouveau le portrait avec tristesse et découragement.

« — C’en est fait, je ne saurai jamais rien de toi ! m’écriai-je en soupirant,

« Il était tard, je me préparais à quitter la chambre de ma grand’tante, quand, en refermant le bahut, ma main heurta un bouton de cuivre placé à l’écart ; — je le poussai avec force, et, tournant sur un ressort, une des planches du bahut se recula, me laissant voir un rouleau de papier sur lequel je distinguai l’écriture d’une femme. — Je saisis le manuscrit avec émotion, je rapprochai de la lumière ; mais, avant de l’ouvrir, je regardai encore une fois le portrait qui était devant moi.

« — Maintenant, tu vas me répondre ?… lui dis-je à demi-voix.

« Et mes yeux s’arrêtèrent sur les premières lignes des pages que je tenais.

« — Je fus heureuse !… — Tels étaient les premiers mots qui frappèrent mes regards. Je me tournai involontairement vers le portrait, qui semblait m’écouter. — Heureuse !… repris-je lentement, — et je retrouvai le même sourire, le même regard empreints de calme, de sérénité… ils semblaient me redire : i Je fu* heureuse. » — Cette fois je les compris… et je les crus.

« Je m’assis près d’une table, j’approchai la lumière, et je lus ce qui suit :

« Je fus heureuse !… ma vie fut courte. Je n’ai rien usé, rien approfondi jusqu’à la lie. — De toutes les choses qui passent, je passe la première ! — Mon père m’a aimée pendant vingt ans. En mourant, il m’a laissée à un autre père qui me rend son amour, ses soins, sa protection. — Rien d’amer n’est venu jusqu’à moi, rien d’agité n’a troublé mon repos ; je vais mourir, et je souffre à peine : dans sa bonté, Dieu voulut adoucir pour moi jusqu’à la mort. — J’ai joui de beaucoup de choses, j’en ai ignoré beaucoup d’autres ; si j’ai été dépouillée de quelques-uns des bonheurs de la terre, j’ai passé à côté de beaucoup de ses souffrances ; — j’ai beaucoup pensé, beaucoup médité, encore plus rêvé ; j’ai regardé de loin le monde que j’ai quitté, souvent je l’ai plaint, rarement je l’ai regretté ; — j’ai aimé ma solitude, j’en ai compris le silence, j’ai pénétré mon ame de son calme, de son recueillement. — Dans ce vieux château, mes journées se sont écoulées sans que les heures pesassent sur moi ; j’ai travaillé, écrit, prié ; la téta appuyée sur ma main, j’aimais à revenir sur le passé, à me souvenir ; puis toutes les rapides impressions qui traversaient mon esprit, je les confiais au papier comme à un ami : j’écrivais… j’écrivais avec bonheur, sans désirer être lue, mais heureuse de me relire…

« Pour charmer mes loisirs, je laissais au loin errer mon imagination. Ma vie a été si exempte d’événemens, que c’est dans la vie des autres que j’ai été souvent chercher le sujet de mes rêveries. — Je leur ai emprunté leurs larmes, leurs agitations, leurs troubles ; j’ai glané dans leur existence, faute de pouvoir moissonner dans la mienne. Je me suis faite l’écho de leur voix, l’interprète de leurs peines ou de leurs joies ; j’ai peuplé ma solitude de rêves, de souvenirs, d’espoirs qui n’ont pas même effleuré ma vie, mais que