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l’opinion réelle du pays : ils lui demandaient des élections exclusives ; ils lui demandaient de repousser de l’enceinte législative les hommes qui avaient pris part jusque-là au gouvernement de la France, qui avaient été et qui sont la gloire et la lumière du pays. « Ceux qui ont adopté l’ancienne dynastie et ses trahisons, ceux qui limitaient leurs espérances à d’insignifiantes réformes électorales, ceux qui prétendaient venger les mânes des héros de février en courbant le front glorieux de la France sous les mains d’un enfant, ceux-là ne doivent pas être les élus du peuple victorieux et souverain, les instrumens de la révolution » (Circulaire du ministre de l’intérieur, 7 avril 1848.) Les instrumens de la révolution, voilà le mot expressif ! voilà les hommes qu’on demandait au suffrage universel !

Le suffrage universel était, à ce moment, une mesure révolutionnaire et non pas une loi impartiale et juste ; il ne faut pas oublier cette origine. Elle explique les effets que ce suffrage, tel que l’avait organisé le gouvernement provisoire, et tel que l’a maintenu la constitution de 1848, devait produire tôt ou tard. Il devait, dans la pensée de ses auteurs, développer la révolution, car il fallait développer ou plutôt il fallait faire la révolution, même après le 24 février, qui, disait-on, avait proclamé la révolution plus qu’il ne l’avait faite. Or, cette révolution encore à faire et qu’on demandait au suffrage universel, qu’on avait soin, dans cette intention, d’organiser révolutionnairement, au lieu de l’organiser légalement, cette révolution, c’est celle qui nous menace encore aujourd’hui, la révolution socialiste. La circulaire de M. Ledru-Rollin du 7 avril 1848 ne peut, à ce sujet, laisser aucun doute dans les esprits, aujourd’hui surtout que la faction socialiste a pris soin d’expliquer le sens des mots vagues dont on se servait alors. Ainsi, « il fallait, disait M. Ledru-Rollin, envoyer des représentans décidés à établir l’impôt progressif, un droit proportionnel et progressif sur les successions, une magistrature librement élue, une éducation gratuite et égale pour tous, l’instrument du travail assuré à tous, la reconstitution démocratique de l’industrie et du crédit… Quiconque n’est pas décidé à sacrifier son repos, son avenir, sa vie au triomphe de ces idées, quiconque ne sent pas que la société ancienne a péri, et qu’il faut en édifier une nouvelle, ne serait qu’un député tiède et dangereux. Son influence compromettrait la paix de la France. » Ailleurs, dans le fameux Bulletin de la République, même appel à cette révolution nouvelle qu’il fallait faire et qu’on demandait au suffrage universel. « L’assemblée, dit-on le 13 avril 1848, ne doit reculer devant aucune des conséquences de la révolution ; elle doit entraîner le pays par la grandeur de ses résolutions, et, s’il le faut, briser sans ménagement toutes les résistances. »

Ainsi, qu’on ne s’y trompe pas, ce n’était pas seulement le maintien de la république qu’on demandait au suffrage universel, c’était une révolution, c’était une société nouvelle. On l’avait arrangé dans cette pensée, et quand on craignait que le suffrage universel ne voulût pas donner cette révolution nouvelle qu’on lui demandait, quand on craignait qu’il ne voulût pas rompre complètement avec l’ancienne société, alors on le menaçait ; on essayait de l’intimider ; on lui disait que, s’il envoyait des députés qui ne fussent pas décidés à faire cette révolution nouvelle, leur influence compromettrait la paix de la France, c’est-à-dire qu’il fallait faire la révolution demandée, sous peine de guerre civile. Et il est tellement vrai qu’on voulait faire du suffrage universel un instrument