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la nature humaine et les lois de l’univers, ce sont des conditions sans lesquelles on ne peut diminuer la misère.

Il y aurait à examiner le danger prévu par quelques bonnes ames qui ont peur que nous n’affamions les ouvriers en les privant de travail, si nous nous mettons à économiser davantage afin d’avoir plus de capital, et qui en conséquence signalent les vices des riches comme la ressource du pauvre. Cette morale ne serait-elle pas, sans que le soupçonnent ceux qui la prêchent, la sœur jumelle de celle d’Escobar, qui, au dire de Boileau, permettait la volupté pour la santé ? En vertu des belles lois d’harmonie qui règlent l’univers, je me refuse à croire que les vices d’une classe puissent améliorer la condition d’une autre. C’est par leurs vertus et non par leurs vices que les hommes s’entr’aident. Il ne se peut que la gloutonnerie d’Apicius laisse au pauvre ce qu’il faut pour le nourrir mieux que ne l’eût fait sa tempérance. Contre une semblable doctrine, le sentiment de tout honnête homme proteste, et le raisonnement aussi en fait bonne justice. Si j’économise pour avoir des écus que j’enfouisse dans ma cave, il est vrai que je ne fais pas travailler, et je suis quant à présent moins utile que le prodigue même aux classes qui vivent de salaire et ont besoin d’un labeur de chaque jour ; mais des écus enterrés ne sont pas du capital. Il n’y a de capital que la richesse qu’on fait valoir ; mes écus enfouis ne seront du capital que le jour où je les tirerai de terre pour les employer ou les faire employer par un autre. Le capital rapporte au capitaliste, mais il ne rapporte que par le travail qu’il suscite et qui le reproduit lui-même. La vertu qu’il a de susciter du travail se régénère indéfiniment, précisément parce qu’il se reproduit. Faire du capital, c’est donc fournir aux ouvriers une occupation qui, sauf quelque désastre, se répète à perpétuité. Au contraire, ce que je dépense en fêtes et dans les plaisirs est tiré des approvisionnemens de la société pour être consommé, et disparaît tout comme si je le jetais à la mer. Si un prince consacre 100,000 francs à un banquet, le lendemain matin il est plus pauvre de 100,000 francs, et ses fournisseurs ne sont plus riches que du profit qu’ils ont fait sur lui, et qui n’est qu’une fraction modique de la somme. Que les 100,000 francs soient confiés à un manufacturier intelligent pour l’agrandissement de ses affaires, voilà du capital. Il les dépense en matières premières et en main-d’œuvre, mais après les avoir dépensés il les retrouve ; il les dépense de nouveau par le même procédé une seconde fois, une troisième, et à chaque fois le capital lui revient avec un surplus qui est son profit, et qui, s’il l’économise, est un capital de plus. C’est donc une force dont il dispose indéfiniment pour alimenter le travail, une sorte de mouvement perpétuel qui occupe utilement un nombre toujours croissant de bras, à moins d’accidens ou de catastrophes qui portent atteinte au capital.