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qualités intrinsèques du grand homme étant les plus rares de toutes, les services qu’il nous rend sont aussi les plus élevés de tous. La seconde, c’est que la tache qui lui est assignée est simple et facile, bien qu’impossible aux autres hommes, et c’est cette impossibilité qui fait sa grandeur. « Celui-là, dit Émerson, est un grand homme qui habite dans une sphère de pensées vers laquelle les autres ne s’élèvent qu’avec travail et difficulté. Il n’a qu’à ouvrir les yeux pour voir les choses dans une vraie lumière et sous de larges rapports, tandis qu’eux au contraire doivent faire à chaque instant de pénibles corrections à leur pensée, et garder un œil vigilant sur les sources multiples de l’erreur. Tel est son service. Il n’en coûte rien à une belle personne pour peindre son image à nos yeux, et cependant combien splendide est ce bienfait ! Il n’en coûte pas davantage à une ame sage pour donner sa qualité aux autres hommes. Celui-là est grand qui l’est par la nature et qui ne rappelle en rien les voisins.

Il y a beaucoup à dire sur tout cela. La source du culte des grands hommes est bien celle qu’enseigne Émerson ; oui, c’est l’impossibilité dans laquelle nous nous sentons d’accomplir les mêmes choses et d’atteindre à leur hauteur qui nous les fait admirer et même envier ; mais dans cette théorie de la grandeur aisée, je reconnais bien le grand homme dans le sens antique, l’homme de génie dans le sens moderne : je ne reconnais pas ce que Carlyle appelle le héros. Le grand homme tel que le dépeint Emerson, c’est le païen par excellence l’homme qui tient sa grace de la nature. Pour Carlyle, le grand homme, c’est celui qui a reçu sa mission du ciel, qui doit péniblement l’exprimer aux autres et périlleusement la faire triompher. La théorie de la grandeur aisée, telle que la décrit Émerson, n’existe plus jusqu’à un certain point depuis le christianisme. Libéralité, magnanimité, grandeur d’ame, tout cela n’existe plus depuis que, l’atmosphère morale du christianisme enveloppant l’homme de toutes parts, l’homme s’est senti petit et humble. Dans les temps modernes, l’homme n’est plus grand par état et par nature ; il est grand par l’œuvre accomplie, par le labeur incessant, par le devoir. À quoi lui servirait de montrer sa grande ame ? Elle n’est plus qu’un symbole, comme dit Émerson, elle n’est plus qu’une ombre d’idéal ; mais, dans les temps antiques, elle était une réalité. Aujourd’hui, grace au christianisme, le plus humble et le plus pauvre des hommes a un idéal plus élevé que l’ame d’Épaminondas, de Platon et d’Homère. Les dons de la nature ne sont plus, ainsi que la beauté physique, que des incorrections harmonieuses et belles. « Ce qui fit la fortune du christianisme, a dit excellemment Novalis, c’est qu’il fît appel à la bonne volonté de tous, qu’il plaça cette bonne volonté au-dessus de la valeur personnelle, et par là se tint en opposition avec toute science et toute culture humaine. »