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simplement ce que le troupier nomme un vigoureux soldat. Ses vagues tristesses ne empêchaient pas de trouver au feu cette ferme et nette plaisanterie qui est la source originale d’où l’on a vu jaillir de tout temps l’héroïsme français.

Un autre hôte du bordj était un chirurgien militaire qu’on avait fait venir d’un régiment de ligne pour soigner les cavaliers des goum blessés en combattant nos ennemis. Ce docteur, que je nommerai le docteur Lenoir, nom que je préfère, dirait-il, à Montmorency, à La Trémoille et à tous les noms d’aristocrate, était un excellent homme, mais qui avait la cervelle gâtée par les livres démocratiques beaucoup plus que don Quichotte ne l’eut jamais par les romans de chevalerie. Il aurait fallu qu’une nièce honnête et un brave homme de curé eussent brûlé dans sa cour les œuvres de MM. Louis Blanc, Lamartine, Michelet et consorts. Il avait dévoré toutes les fantastiques histoires de la révolution, et songeait de Danton, de Robespierre, de Saint-Just ni plus ni moins que le héros de la Manche d’Amadis et de Tiran-le-Blanc. Toutefois il s’abstenait un peu des prédications politiques pour ne pas être réduit un beau jour à grossir le nombre de ces docteurs qui veulent guérir la société faute d’autres malades à traiter. Quand il se croyait en lieu sûr, il se dédommageait des prudens silences qu’il s’était imposés. De là, entre le capitaine et lui, des entretiens où de part et d’autre la franchise prenait ses ébats.

Enfin il y avait au bordj un personnage dont je n’ai rien à dire : c’était un maréchal-des-logis qui commandait un détachement de spahis. Ce sous-officier avait connu Plenho en France, et, je crois même, était un peu son parent, de sorte qu’il vivait avec lui dans une certaine familiarité qui avait son explication toute naturelle. Du reste, il usait fort sobrement de la parole, d’abord parce qu’il prenait grand plaisir au silence, et puis parce que Plenho disait d’habitude précisément tout ce qu’il aurait dit, s’il avait été forcé de parler.

Mohammed vivait à part. C’est un supplice pour les Arabes que de prendre notre genre de vie. Dans les régimens indigènes où le contact est journalier entre eux et nous, la séparation est restée profonde ; ils semblent, au milieu de nos repas, pleurer la patrie absente ou voilée. On sent, quand ils nous quittent, que leur cœur entonne un chant de délivrance. On avait donc laissé Mohammed à sa liberté. Les trois Français vivaient à la même table. On était au commencement de l’été. Il y avait tous les soirs illumination au ciel. On était attendu par un mauvais lit, tandis que la terrasse était délicieuse. C’était sur la terrasse qu’on dînait. Le dîner fini, des nègres mettaient sur la table le café et les pipes, et les longs dialogues commençaient entre Plenho et le docteur. Quelquefois telle clarté des astres donnait au paysage une si touchante beauté, y mettait une vie qu’on sentait si puissante et si réelle