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été établies. Quel est le lieu quelque peu habité par les Européens où l’eau-de-vie, le gin, le whisky, n’aient pas fait élection de domicile ? Les maîtres de ces auberges, qui n’ont pas tous les jours des hôtes à loger, rançonnent impitoyablement ceux qui leur tombent sous la main. On voyage le plus souvent à cheval, — et c’est bien la plus agréable manière de cheminer en forêt, — quelquefois aussi dans des chariots à deux chevaux. Les fermiers louent volontiers leurs wagons à la journée et à des prix comparativement modérés, heureux qu’ils sont de ramasser quelques dollars dans une contrée où les espèces monnayées n’abondent pas. La rareté du numéraire se fait sentir généralement au sein des colonies nouvelles, où le commerce n’a pu se développer encore. Dans le Haut-Canada, il en résulte pour le colon une certaine gêne et l’impossibilité de payer les ouvriers dont il a besoin pour l’aider à défricher le sol. Là où chacun arrive avec l’intention de s’établir pour son propre compte, la main-d’œuvre se maintient à un prix fort élevé. Aux environs de Toronto ; un journalier ne se loue pas à moins de six à huit francs. Les cultivateurs se plaignent donc, dans ces lointaines colonies, de manquer de bras ; il y en a pourtant assez en Europe d’inoccupés, et qui s’emploieraient utilement à débarrasser le sol canadien des arbres et des buissons qui depuis des siècles entrelacent librement leurs rameaux et leurs racines. Dans le district dont London est la capitale, on compterait les fermes qui ne sont plus hérissées de stumps (chicots), et tant qu’il en reste dans les champs, la culture ne fait que commencer. Ces débris de la forêt primitive, qui se dressent comme des tronçons, de colonnes parmi les moissons, présentent un aspect attristant : ce sont des ruines. On a remarqué même que les colons qui vivent dans les défrichemens du Haut-Canada, paraissent taciturnes, moroses. Leur physionomie ne reflète ni la gaieté qu’inspire le bien-être ni la joie de l’espérance. Il se peut que la nature des lieux influe sur le caractère de ces habitans nouveaux, transplantés au sein d’une solitude où le cri de l’oiseau frappe leurs oreilles plus souvent que la voix de leurs semblables ; mais si la fierté et l’arrogance se joignent à cette froideur, à cette réserve, il faut chercher la source de ces défauts ailleurs que dans les influences extérieures. Peut-être dérivent-ils de ce sentiment d’égoïsme dont la race anglo-saxonne n’est certes pas dépourvue, et qui se trahit par un instinct de répulsion contre tout ce qui peut gêner l’action individuelle. Le farmer du Haut Canada, à peine établi dans ses possessions, se sent porté à fuir toute rencontre, tout voisinage qui lui rappelle la société européenne ; il veut avoir ses coudées franches, régner en maître sur son petit domaine, et ne plus se souvenir d’un pays que la misère l’a contraint de quitter. De là, nous le croyons, ces dispositions à la rudesse et à l’insociabilité qu’on lui reproche ; mais, si elles se développent dans le Nouveau-Monde