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ce qu’étaient les historiens il y a quelque deux cents ans. On éprouve une sorte de ravissement à pouvoir ainsi mesurer combien l’esprit humain s’est enrichi, combien il peut de choses qu’il ne pouvait pas du temps de nos pères. Nulle part peut-être la distance parcourue n’est plus visible que dans l’histoire. C’est une chose toute nouvelle, un emploi que les facultés intellectuelles ne s’étaient jamais donné, ou plutôt dont elles étaient incapables, que cette enquête critique, qui consiste à étudier les faits pour chercher à les rattacher à des lois, et qui s’efforce de les comprendre en se les représentant comme l’opération et la manifestation de certains agens invisibles et réguliers obéissant à des propriétés en quelque sorte mathématiques. Le XVIIe siècle lui-même ne connaissait encore que la chronique ou tableau synoptique d’un certain nombre d’événemens présentés sans autre rapport que celui de leur chronologie. C’est au XVIIIe siècle qu’appartient l’honneur d’avoir créé l’histoire telle que nous la concevons, l’histoire en tant que science, procédant absolument comme la physique ou comme la chimie, qui, pour nous donner, par exemple, une idée d’un fragment de roche que nous tenons dans notre main, nous apprend à concevoir cet accident comme un composé de calcium, de soufre, d’oxygène, ou d’autres substances élémentaires, c’est-à-dire comme un composé d’élémens qui se retrouvent ailleurs, qui sont des généralités. Concevoir le spécial comme composé de plusieurs généralités, — jamais le passé n’avait seulement entrevu la possibilité d’une pareille manière de procéder ; pourtant, c’est la nôtre en tout, et on peut dire que nous ne faisons que débuter dans une nouvelle période, dont la tâche intellectuelle doit être de tout ramener ainsi à des lois, d’arriver à conquérir de nouveau tous les faits spéciaux que l’esprit pourra différencier en nous représentant chacun d’eux comme la somme de toutes les particularités qu’il peut partager avec tous les autres phénomènes.

Cette ère nouvelle, nous le répétons, c’est bien le XVIIIe siècle qui l’a ouverte ; mais, il faut le reconnaître aussi, en histoire comme en philosophie et en politique, il s’est montré aussi naïf que tous les débutans. Il a joué à peu près le même rôle que la race italienne semble avoir été appelée à jouer en Europe : celui de conclure vite, mais étourdiment, et de préparer l’avènement des théories éclairées en portant partout ce don d’étourderie qui permet d’enfanter plus vite les mauvaises théories d’où procèdent les meilleures. L’esprit de système, c’est-à-dire l’esprit exclusif de l’antiquité, le dominait encore souverainement. Il était incapable de concevoir un fait comme le résultat de beaucoup d’agens. Tout phénomène pour lui ne se présentait guère que comme l’effet d’une seule cause, la manifestation d’un seul type, d’une seule grande règle générale. Il ne savait pas, par exemple, se rendre compte de telles formes sociales particulières à un peuple, en y voyant la conséquence d’un certain ensemble de particularités propres à ce peuple. Il fallait que dans tout fait humain il s’arrangeât pour apercevoir des lois communes à toute l’humanité, en d’autres termes la règle générale de l’humanité, en d’autres termes encore son idée tout entière du type homme, et rien de plus. Voulait-il étudier l’antiquité, il procédait comme Voltaire. Au lieu d’examiner les formes sociales, les actions, les paroles, les œuvres littéraires et autres des anciennes nations pour chercher en elles-mêmes leur explication ; au lieu de tenter d’arriver, par elles, à