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mains de Giovanni Aldobrandini pour le compte des religieuses de Fuligno. Pourquoi ce paiement ? Rien ne l’indique. Évidemment ce ne pouvait être le prix de la fresque, car il n’était pas possible que dès-lors elle fût achevée, et la somme était d’ailleurs trop modique pour une œuvre aussi considérable : c’était donc très probablement le prix de quelque autre ouvrage ; mais supposons, si l’on veut, que c’eût été un à-compte. Qu’en résulterait-il et qu’indiquerait cet à-compte ? Que le travail était commencé, voilà tout. Resterait encore à justifier de son achèvement. Ainsi, pour procéder avec rigueur, une seule chose est prouvée, la commande ; mais rien n’établit que Neri di Bicci ait effectivement peint la Sainte Cène du réfectoire de S. Onofrio.

Admettons maintenant qu’il l’ait peinte ; supposons qu’on vienne à découvrir cette preuve qu’on ne peut fournir aujourd’hui, s’ensuivrait-il que la fresque retrouvée il y a sept ans fût nécessairement celle de Neri di Bicci ? Pas le moins du monde. Serait-ce la première fois que sur la même muraille on verrait une fresque en recouvrir une autre ? Pour citer des exemples de ces sortes de superposition, nous n’aurions que l’embarras du choix. Jules II, dans son Vatican, n’a-t-il pas fait détruire des fresques tout récemment achevées pour donner un champ plus vaste au pinceau de Raphaël ? A Florence, la grande chapelle de Santa-Maria-Novella n’était-elle pas décorée du haut en bas par Orcagna avant que Ghirlandaïo la revêtît des peintures qu’on y voit aujourd’hui ? Si donc, au lieu de peindre dans un lieu ouvert au public, au su de toute la ville, Ghirlandaïo eût travaillé en secret, sans témoins ; si, par un hasard quelconque, tout souvenir de son nom se fût perdu, on viendrait nous dire aujourd’hui que ces fresques sont l’œuvre d’Orcagna, attendu que des preuves écrites, des pièces probantes établissent que ce grand maître a exécuté dans cette même chapelle, sur ces mêmes murailles, des fresques de même dimension que celles qui existent encore. Nous aurions beau nous récrier, faire appel au bon sens, invoquer la différence des styles, l’anachronisme des costumes, il y aurait des paléographes, des Galgano Garganetti, qui nous prendraient en pitié, et notez bien que, devant une partie du public, nous n’aurions pas raison, et que l’auteur des fresques finirait par être Orcagna.

C’est là le genre de service que peut rendre l’érudition chaque fois qu’avec ses seules lumières elle s’avise de trancher les questions d’art. Que de romans ainsi construits à grands renforts de science ! C’est l’histoire de la cathédrale de Coutances et de tant d’autres églises dont on surfait l’antiquité, parce qu’on a rencontré dans un texte la date de leur construction primitive, tandis que la preuve écrite de leur reconstruction n’est pas venue jusqu’à nous. Vainement ces piliers, ces nervures démentent par leurs formes récentes la vieillesse dont on les affuble ; vainement vous protestez : le patriotisme local épouse la querelle,