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appelle la tombe des amans de Vérone. On nous indiqua un certain enclos hors des portes de la ville. La porte, en planches délabrées, était fermée ; à force de frapper cependant, nous vîmes apparaître un petit vieillard à lunettes vertes, qui, en homme habitué à pareilles démarches, commença par se confondre en salutations et nous dire, sans même nous laisser le temps de lui expliquer pourquoi nous venions : Capisco ! i signori voglion veder la tomba. À ces mots, nous introduisant dans le jardin, il se mit à courir comme une sauterelle dans les grandes herbes, qui lui montaient jusqu’à la ceinture, et nous le suivîmes à travers mille obstacles, causés par les plantes grimpantes, les taupinières et les lézardes, jusque vers une façon de voûte obscure servant d’étable et de chenil, devant laquelle gisait, au milieu du fumier et d’immondices sans nombre, un bloc de granit d’environ six pieds de long creusé à l’intérieur, et qui recevait en manière de bassin les eaux d’une fontaine placée immédiatement au-dessus. Nous avions là sous nos yeux la tombe de Juliette ! Cette auge ignoble où l’âne se désaltère, où le pourceau se vautre, c’était là !

« Ces légères inflexions que vous remarquez sur la pierre, ajouta le propriétaire du monument, indiquent la place des deux têtes. Ici la tête de Roméo, là celle de Juliette. » Puis, pour faciliter à nos yeux la vue de ces sacrés vestiges que recouvrait une eau médiocrement limpide et transparente, il tira une bonde qu’il avait fait pratiquer dans le granit ; le réservoir s’étant vidé, la couche nuptiale et funéraire se montra. C’était le procédé de maître Jacques appliqué à la nature morte, et je compris comment il suffit parfois d’une bonde qu’on ouvre ou qu’on ferme, pour faire d’une tombe une auge à pourceaux, et d’une ange à pourceaux une tombe. Au reste, le jardin tout entier avait cet aspect de délabrement et de solitude que répand autour d’elle la profanation, sur quelque objet qu’elle s’exerce. Dans les crevasses des murailles serpentaient des couleuvres, les araignées tendaient leurs toiles, et par terre, sur un sol ébouriffé et vénéneux, les rats et les crapauds s’ébattaient en compagnie. Grace à Dieu, il ne s’agissait que d’un morceau de pierre d’où l’ame s’était envolée ; mais l’ame de ce sépulcre elle-même, Juliette et Roméo, que seraient-ils à cette heure, si le vent n’avait pris soin de disperser leur cendre ?

Cependant notre homme, qui tenait à remplir scrupuleusement ses fonctions de cicérone (tout Italien l’est quelque peu), ne se doutait pas le moins du monde qu’il nous racontait scène par scène la tragédie de Shakspeare. Placé sur le terrain du fait, il nous disait la fiction ; rien de plus naturel et de plus ordinaire. À l’en croire, ce jardin était le même où vécut jadis frère Laurence (il insistait sur le nom) ; ces plantes, les mêmes qui fournirent les sucs du fameux narcotique. Il nous parla aussi du beau Pâris, de Mercutio et de Rosalinde. Sans l’avoir