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— Écoute, l’ami, tu sauras que je n’ai encore égorgé cette nuit, dans la barranca del Salto, que deux cents des amis d’Hidalgo. Des amis d’Hidalgo, cela t’étonne ? mais ces deux cents Espagnols se disaient comme toi l’ami du général, ce qui n’a pas empêché… Tiens, vois-tu, j’ai encore soif. L’alcool pur n’enivre pas comme le sang.

J’écoutais en frémissant cet insensé, je le suppliais, mais en vain, d’épargner ma vie ; le toreador dansait autour de moi, tantôt riant, tantôt pleurant à chaudes larmes. Je voulus faire un dernier effort pour me dérober au sort qu’il me réservait, mais sa main me rejeta sur la terre, puis il appuya son genou sur ma poitrine. Je me sentis cloué sur le sol par cette main de fer. J’attendais le coup fatal, lorsque, grace à mon saint patron, que j’avais ardemment invoqué, des lueurs semblèrent danser dans la campagne, courant si vite d’un lieu à l’autre que ceux qui les portaient devaient être à cheval.

— Seigneur Marroquin, m’écriai-je, vous vous repentirez de ma mort ; laissez-moi la vie ; Hidalgo vous en remerciera.

— Il me remerciera ce soir d’avoir passé au fil de cette épée deux cents Espagnols. Que veux-tu ? quand on a égorgé deux cents hommes, on ne peut plus s’arrêter, vois-tu ? Il faut égorger toujours… toujours…

C’en était fait de moi quand des cris et un bruit de chevaux de plus en plus distincts firent hésiter Marroquin. C’était moi-même qu’on appelait : « Don Ruperto Castaños ! Don Ruperto Castaños ! » La vie qu’allait éteindre en moi le toreador ivre se réveilla plus énergique que jamais. Un mouvement violent m’arracha à l’étreinte de fer de mon terrible adversaire, et je répondis à haute voix de toute la force de mes poumons : Ici ! à l’aide ! au secours de Ruperto Castaños ! Déjà cependant le robuste lutteur que j’avais vu dans le cirque paralyser d’une main puissante les efforts des taureaux m’avait de nouveau terrassé, quand un cavalier, portant une branche de pin enflammée, arriva près de nous au galop. Le poitrail de sa monture heurta si violemment le misérable qui m’étreignait, qu’il roula sur le sol comme un bloc inanimé, et qu’un prodige d’adresse équestre de mon sauveur inattendu put seul m’empêcher d’être foulé sous les fers du cheval.

— Ah ! mon pauvre Castaños, j’arrive à temps, à ce qu’il paraît, s’écria une voix que je reconnus pour celle de mon vieil ami, le contrebandier Albino Conde. Quoiqu’enrôlé parmi les insurgés, ce compagnon dévoué avait toujours continué son ancien métier ; il était moitié bandit, moitié guerrillero. Il avait fait son quartier-général de l’hacienda en ruines, et ses hommes avaient ordre d’empêcher que personne n’y pénétrât. C’était un ordre semblable qu’en l’absence d’Albino un soldat de la bande avait tenté d’exécuter en tirant sur moi et en prenant mon cheval. Quand Albino était revenu, on lui avait remis des papiers trouvés dans les fontes de ma selle. Parmi ces papiers était ma commission