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feutre, qui lui tombe sur le nez, sans compter que ça se sent. Il n’y a pas dans tout le pays un enfant sorti du chariot à roulettes[1] qui, sans avoir jamais vu le méchant garçon, ne puisse dire : Le voilà !

— Lui a-t-il parlé ?

— Non ; en l’apercevant, elle a jeté un cri et elle est restée en place, tremblante comme une feuille au vent ; alors le kourigan a grommelé tout bas quelque chose qu’elle n’a pu entendre, puis il a disparu, et Jeanne est rentrée au logis plus pâle qu’un linceul. J’ai voulu lui relever le cœur ; mais, pas moins, il y a de quoi faire penser, et ceci est une mauvaise annonce pour nous autres.

Je lui demandai ce qu’il pouvait craindre.

— Qui sait ? répliqua-t-il avec une insouciance que semblait traverser un éclair de mélancolie : le proverbe dit que chaque jour est un méchant ouvrier qui sème de l’ivraie pour le lendemain. Mais, bah ! quand on est en train de vivre, il faut bien se laisser aller. Après tout, à quoi sert d’avoir toujours le nez au vent pour regarder où on arrive ? Mes mules font leur chemin sans savoir où on les mène ; m’est avis qu’il vaut mieux être aussi sage qu’elles et marcher tranquillement sous la conduite du bon Dieu.

N’ayant rien à ajouter ni à objecter à la philosophie populaire du saulnier, j’approuvai du geste, et je laissai tomber l’entretien. Nous étions sortis de la Bryère. Le pays dans lequel nous venions d’entrer prenait insensiblement un caractère non moins étrange, bien que complètement différent. Nous avions d’abord traversé d’immenses prairies encadrées de rideaux de saules derrière lesquels on voyait glisser les hautes voiles des chalands de la Loire, puis l’étier de Méans, l’ancien Brivates portus de Ptolémée, couvert de chaloupes, de futreaux et de barges, qui attendaient les récoltes du pays ; enfin les campagnes de Saint-Nazaire, sur lesquelles ondoyait un océan de blonds épis. Là déjà les champs de sable avaient commencé ; bientôt ils nous entourèrent ; nous arrivions au terrain d’Escoublac.

Ici, comme dans la Bryère, vous trouvez un sol cahoteux et tourmenté. Des collines de sable balayées par le vent descendent, tantôt en talus abrupts et unis comme une pierre sciée, tantôt en cascades rugueuses comme un rocher ; des vallées, creusées en tous sens, sont parsemées de bancs de coquillages et de réservoirs d’eau saumâtre dans lesquels se reflète le ciel et où semblent naviguer les nuages. Une ondée de sable fin tourbillonne perpétuellement sur ces champs déserts, où se dressent çà et là quelques chardons et quelques joncs marins. Du reste, ni habitations, ni cultures on n’entend que le cri des alouettes de nier qui s’abattent par troupes sur ce sol aride, où leur plumage

  1. Chariot dans lequel on place les enfans pour leur apprendre à marcher.