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triste de reconnaître que la plantation du phare n’a été suivie d’aucune de ses conséquences naturelles.

Les îles de Chausey dépendent, en vertu d’un décret du 11 octobre 1793, de la commune de Granville ; elles appartiennent à une seule personne, et ne sont point, malgré les apparences, une propriété sans valeur. Le pâturage y est excellent, et le jardinage d’une remarquable beauté ; mais ce n’est point par l’agriculture que le propriétaire y fait fortune. Les plantes marines y fournissent 150 tonneaux de soude par an, et le granit de l’archipel est l’objet d’une exploitation considérable ; il est d’un beau grain, s’extrait par grandes pièces, et serait recherché pour les constructions monumentales, si une surabondance d’oxyde de fer le couvrait moins souvent d’une teinte de rouille. Il en a été employé dans les trottoirs de Paris. Quand les travaux des ports de Saint-Malo, de Granville et de Jersey s’exécutaient simultanément, cette exploitation n’occupait pas moins de 500 ouvriers. Le propriétaire des îles perçoit une redevance sur le granit extrait, et le monopole de tout ce qui se boit et se mange dans ce petit empire est entre ses mains. Il serait par là, s’il voulait, le monarque le plus absolu de l’univers ; mais, intéressé à ce que personne ne se laisse mourir de faim ni de soif dans ses états, son despotisme se dédommage aux dépens du règne minéral, et surtout du Sound, dont on lui laisse faire une victime de son bon plaisir. Il raccourcit le havre par l’enlèvement des roches qui le couvrent ; il l’encombre en laissant à l’entrée les débris de pierres exploitées que la percussion des lames rejette et accumule dans l’intérieur. La réparation du dommage déjà fait coûterait au-delà de la valeur des îles. Les rivages, les lais de la mer, le havre, les roches au-dessous du niveau des marées, qui font partie du domaine public et ne sont pas susceptibles de possession privée[1], sont ici livrés à une spéculation particulière. Une station maritime, un poste militaire, un principe de droit public sont sacrifiés, et personne ne demande à l’administration de la marine le compte sévère qu’elle aurait à rendre de la tolérance à l’abri de laquelle se commettent ces scandaleuses usurpations. L’amirauté anglaise entend autrement ses devoirs, et ce n’est pas en vue de Jersey que nous devrions donner le spectacle de cette incurie.

Au moment de repasser par Granville, on me reprochera peut-être de m’être tant arrêté dans des lieux si peu connus. L’horizon d’aucun d’entre eux n’est en effet fort vaste ; mais c’est du personnel des petits ports que se forment les équipages des grands et Cherbourg et Granville doivent profiter de tous les progrès que feront le cabotage et la pêche dans le voisinage.

La grande route de Granville au Mont-Saint-Michel passe par Avranches

  1. Code civil, art. 538.