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Raphaël qui a écarté de son esprit tous les nuages qui pouvaient encore l’obscurcir, et je n’ai pas de peine à comprendre que M. Ingres lui garde une éternelle reconnaissance. Il a suivi l’exemple des prêtres qui, doutant d’eux-mêmes, doutant de leur ferveur, doutant de la rectitude de leurs croyances, s’attachent à saint Augustin, à saint Ambroise, à saint Thomas, et font vœu de les suivre fidèlement sans jamais tourner le regard en arrière. C’est peut-être une conduite dictée par la prudence ; toutefois il me paraît impossible de l’approuver au nom de l’histoire : il est bien entendu que je demeure dans le domaine exclusif de l’esthétique.

Oui sans doute, l’école romaine est une des écoles les plus importantes de l’Italie ; mais il faut s’aveugler singulièrement pour voir dans l’école romaine l’expression suprême, l’expression complète de la beauté, poursuivie par l’imagination humaine depuis l’invention de la peinture et de la statuaire. J’admets volontiers que l’école romaine réunisse dans un ensemble harmonieux la plupart des qualités qui recommandent les autres écoles d’Italie : est-ce à dire que Rome supprime Florence, Parme et Venise ? Comment le croire ? comment l’affirmer ? Raphaël est sans doute le plus charmant des peintres : est-ce le plus savant ? Que deviennent Léonard et Michel-Ange ? Il possède sans doute le don de la couleur : est-ce que Titien et Paul Véronèse ne dominent pas Raphaël dans le domaine de la couleur et de la lumière ? Raphaël possède le don de la grâce ; qui oserait le contester ? N’est-il pas vrai pourtant qu’en mainte occasion Allegri a dépassé Raphaël, qu’il a donné à ses figures une expression plus tendre et plus passionnée ? pour nier ce que j’avance, il faudrait ne pas connaître les galeries d’Italie, n’avoir jamais contemplé la coupole de Parme et les fresques lumineuses de Saint-Antoine de Padoue. M. Ingres n’ignore pas les merveilles que je signale ; mais, tout entier à sa ferveur pour Raphaël, il les a vues sans les regarder ; il s’en défie comme Ulysse se défiait des sirènes. À ses yeux, je n’en doute pas, l’école vénitienne tout entière, depuis Titien jusqu’à Paul Véronèse, depuis Giorgione jusqu’à Bonifazio, n’est qu’une débauche amnistiée par l’ignorance, une débauche scandaleuse, et que le goût doit condamner comme la violation flagrante de toutes les lois de l’art. Si l’Assomption de la Vierge et la Présentation au Temple ont réuni de nombreux suffrages, c’est que la notion du dessin n’est pour la multitude qu’une notion confuse. Si les Noces de Cana obtiennent l’admiration de la foule, c’est que la foule ne tient compte ni du style ni de l’expression, et se laisse enivrer par la couleur. Quant à Corrége, s’il réussit, c’est par le caractère efféminé de ses œuvres. Qu’y a-t-il en effet dans le Mariage mystique de sainte Catherine ? où sont les contours précis et sévères ? où sont les membres purement dessinés ? où sont les phalanges