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capables d’étreindre une main amie ? La mollesse n’est-elle pas dans les œuvres de Corrége le signe exclusif de la grâce ? J’ai lieu de penser que M. Ingres a pris au sérieux toutes les objections que je rappelle ici ; j’ai lieu de croire qu’il n’a vu dans ces objections rien d’exagéré, rien de paradoxal, et qu’il les a franchement acceptées comme des articles de foi. À Dieu ne plaise que je veuille contester sa clairvoyance ! à Dieu ne plaise que je lui refuse la faculté de comprendre le génie de Titien et le génie de Corrége ! Il a trop étudié les œuvres des grands maîtres et les modèles variés que la nature lui présentait pour ne pas comprendre que Titien et Corrége prennent rang après Michel-Ange, Léonard et Raphaël ; pour demeurer fidèle aux leçons de l’école romaine, il ferme ses yeux à l’évidence, et dédaigne Venise et Parme, ou plutôt il se détourne avec colère de ces deux écoles dangereuses.

Pour ma part, sans renoncer à mon respect pour les convictions ferventes, je n’accepte pas la doctrine de M. Ingres. J’estime Rome autant qu’il la peut estimer ; je professe pour Raphaël une admiration sincère : je ne crois pas, je n’ai jamais cru, je ne croirai jamais que Raphaël soit le dernier mot de l’art humain. Les chambres du Vatican, malgré les œuvres prodigieuses qu’elles offrent à nos regards, ne réduisent pas à néant les fresques ardentes de Saint-Antoine de Padoue et la coupole de Parme. Une intelligence vraiment équitable, vraiment amoureuse de la vérité, doit accepter, doit admirer avec la même ferveur toutes les manifestations du génie. Et si Titien et Corrége n’ont pas la pureté de Raphaël, il leur est arrivé si souvent de le surpasser par l’éclat de la couleur, par la profondeur de l’expression, qu’il y aurait folie à vouloir ne pas tenir compte de leurs œuvres.

Si j’essaie maintenant de caractériser en termes généraux la doctrine de M. Ingres, c’est que, cette tâche une fois accomplie, il nous sera plus facile d’apprécier l’expression de sa pensée. Une fois assurés de bien connaître ce qu’il a voulu, ce qu’il a tenté, ce qu’il a espéré, nous jugerons avec plus de sécurité la forme qu’il a donnée aux rêves de son imagination. Ce qui demeure établi, ce que personne ne saurait révoquer en doute, c’est que M. Ingres non-seulement a répudié l’Espagne, la Flandre et la Hollande pour s’en tenir à l’Italie, mais a fait, dans l’Italie même, un choix sévère, un choix que je ne crains pas d’appeler exclusif, et pris Rome pour le dernier mot de l’art. Florence est un bégaiement, Venise est une espièglerie, Parme un symptôme d’énervement. Raphaël est le froment pur. Titien et Allegri sont la paille et la poussière que le vanneur doit détacher du grain. À quoi bon étudier la paille et la poussière ? À quoi bon user ses yeux dans la contemplation de ces œuvres déréglées ? Que l’Assomption de la Vierge éblouisse les badauds, peu importe ! Que la coupole de Parme ravisse en extase tous ceux qui ont eu le bonheur de la voir face à face,