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pour lequel il n’avait rêvé que des admirateurs, et qui rencontrait surtout des envieux. A la première nouvelle de cette injustice, il écrit lettres sur lettres aux souverains et aux érudits pour leur proposer une sorte de croisade contre les détracteurs de la Jérusalem; il réclame hautement pour le Tasse les hommages de toute l’Italie : en s’adressant à lui, il l’exhorte à se soustraire aux intrigues et aux cabales qui l’entourent à Ferrare, et ne se lasse pas de lui offrir à Pesaro une hospitalité moins suspecte et des honneurs plus dignes de son génie. Malheureusement le Tasse succombait déjà sous le poids de ses agitations morales : en proie aux terreurs religieuses, aux craintes que lui inspiraient à un même degré ses ennemis déclarés et ses amis les plus sincères, il tremblait pour son salut, pour sa gloire et pour sa vie. Retenu auprès d’une femme dont le nom même est une énigme, de cette Léonore en qui l’on a voulu voir tantôt la sœur d’Alphonse, tantôt une dame de sa cour[1], il n’ose sacrifier son amour à ce qu’il croit le soin de sa sûreté, et ce n’est qu’après s’être long-temps débattu dans les liens qui le retiennent qu’il s’enfuit de Ferrare et se réfugie à Pesaro. A peine a-t-il accepté un asile dans le palais de François-Marie, qu’il en sort brusquement, entraîné par une force irrésistible vers les lieux mêmes qu’il vient de quitter, et où il ne trouve que le dédain et bientôt la captivité. Ni cette apparente ingratitude ni les malheurs qui en furent la suite ne purent lasser la patience et la bonté du duc d’Urbin : il resta fidèle jusqu’au bout à l’ami dont il avait voulu assurer le repos, et qui ne répondait plus que par des témoignages de défiance aux lettres qu’il lui envoyait pour ranimer son courage. Lorsqu’à force de sollicitations et de démarches faites ou provoquées par lui, François-Marie eut obtenu d’Alphonse que le Tasse fût rendu à la liberté, il écrivit à celui-ci pour le supplier presque de se fixer à Pesaro au lieu de se rendre à Naples; mais le grand et misérable poète, qui en était venu à regarder sa Jérusalem « comme un enfant adultérin dont il fallait désavouer la naissance, » ne pouvait être plus juste envers ses

  1. Cette question des amours romanesques du Tasse, question si souvent examinées et cependant encore sans solution définitive, a été de nouveau traitée à fond par M. Dennistoun. Comme tous les écrivains qui font précédé, l’auteur des Mémoires hésite entre les diverses interprétations à donner à la conduite et aux chants passionnés du poète. Quel qu’ait été d’ailleurs l’objet de cette passion, il est certain qu’elle seule causa la colère du duc de Ferrare et la disgrace où tomba son ancien protégé. Une bien belle strophe que M. Dennistoun a omis de citer, et qu’on trouve dans les Manoscritti inediti di Torquato Tasso, publiés en partie à Lucques de 1837 à 1839, ne peut laisser aucun doute sur ce fait. « Puissant seigneur, s’écrie le poète enfermé à l’hôpital Sainte-Anne, tu aurais pu m’arracher la vie : c’est le droit des monarques; mais m’arracher cette raison que je tiens de la bonté infinie, parce que j’ai écrit d’amour (d’amour auquel la nature et le ciel nous invitent), c’est un crime pire que tout autre crime. J’ai demandé mon pardon, tu me l’as refusé. Adieu : je me repens à jamais de m’être repenti. »