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Surtout nous ne nous rendons pas à des preuves incomplètes, et celles qui peuvent suffire à la justice des tribunaux ne suffisent pas pour arracher au cœur humain l’aven qu’un tel mélange soit possible. Nous comprenons très bien les contrastes dans les caractères, mais nous n’y souffrons pas les disparates : nous sentons le danger d’autoriser l’opinion, si favorable aux méchans, que ceux-là seuls sont capables de l’extrême bien qui le sont de l’extrême mal, que crimes et grandes actions sont l’effet de la même force morale différemment employée, et qu’un scélérat est la moitié d’un héros. Les ouvrages de lord Byron, et tant de héros de poèmes ou de romans taillés sur le patron des siens, n’ont que trop répandu parmi nous ce sophisme, lequel n’est propre qu’à affaiblir à la fois les deux plus puissans ressorts de notre ame, la haine pour le mal et l’affection pour le bien. Il serait désirable qu’une telle opinion ne trouvât pas dans l’histoire de faits particuliers dont elle put s’autoriser. Que si elle en trouve, alors il faudra bien nous y résigner et reconnaître, en gémissant, ces violations extraordinaires de la loi commune ; mais pour peu qu’il y ait sujet de douter, peut-être vaut-il mieux laisser le procès en suspens que de le décider contre la grandeur de notre nature, au risque de faire croire à certains héros de cours d’assises qu’il ne leur a manqué qu’une occasion, ou même une société meilleure, pour être des héros de Plutarque.

C’est sous l’empire de ces idées, un moment surprises et déconcertées par le beau récit de M. Mignet. que j’ai osé me faire juré à mon tour pour examiner son verdict. Peut-être une autre cause m’y a-t-elle poussé, et, comme je ne puis alléguer trop de motifs pour m’excuser d’une contradiction aussi périlleuse, je dirai cette cause ; avec d’autant plus de franchise qu’elle est petite et personnelle. J’ai eu, quoique nullement historien, une bonne fortune d’historien. Dans une étude sur Thomas Morus, que je publiai il y a quelques années, et dont se souviennent peut-être quelques lecteurs de la Revue[1], j’avais pu prouver, contrairement à tous les historiens, et par les déclarations même de Thomas Morus, le caractère le plus intègre et le cœur le plus chrétien de son temps, qu’il n’avait pas fait couler le sang protestant. Qui m’avait mis sur la trace de cette découverte ? Qui me poussait à parcourir, une loupe à la main, l’in-folio de ses œuvres théologiques, écrit en vieil anglais et imprimé en caractères gothiques ? Ce même instinct dont je parlais tout à l’heure, l’impossibilité de consentir que dans la même ame, parmi tant de vertus grandes ou charmantes, bonté, patience, douceur plutôt relevée que gâtée par un peu de malice aimable et enjouée, intégrité, bienfaisance, et, au moment du supplice, sérénité et constance pleine de pardons, il y eût eu, ne fût-ce que pour

  1. Voyez les livraisons du 1er et 15 mars, 1er avril 1836.