Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 12.djvu/824

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

nos habits d’uniforme. Un dîner chinois n’est plus une nouveauté; mais c’est toujours une affreuse chose, on pourrait ajouter un affreux souvenir pour des estomacs européens. Le dessert seul eût pu trouver grâce à nos yeux, et c’est par le dessert que nous débutâmes. Deux longues rangées de pyramides, hautes à peine de trois ou quatre pouces et composées d’amandes, de sucreries, de fruits secs et de fruits confits, nous offrirent au moment où nous entrâmes dans la salle du festin un coup d’œil gracieux qui eût fait bondir de joie une réunion de bambins parisiens ou une assemblée de jeunes magots de la Chine. Après cet innocent service apparurent les réchauds d’étain chargés d’alimens inconnus, les plats de métal tout fumans des nauséabondes vapeurs de l’huile de ricin et de la graisse fondue; puis, devant chaque convive, les domestiques déposèrent bientôt des bols remplis jusqu’au bord d’œufs de faisan ou de pigeon, de boules gélatineuses, de lambeaux d’holothuries, de filamens blanchâtres craquant sous la dent comme des cordes à violon. Il fallait arroser ces sinistres mélanges de tasses de thé sans sucre ou de tasses de sam-chou, boisson tiède et empyreumatique obtenue par la distillation du riz. De prétendus vins de Champagne et quelques vins de Portugal ou d’Espagne circulaient au milieu de cet affreux pêle-mêle et ajoutaient leur poison européen à tous ces poisons indigènes. Puis, quand ce supplice gastronomique semblait achevé, quand chacun de nous avait reçu de Ki-ing, de Houan, de Po-tin-qua ou d’un autre convive quelque fragment emprunté par ces aimables épicuriens à leur propre assiette, quand nous avions tous, bon gré mal gré, fait honneur à ces offrandes habilement transportées au bout des bâtonnets, il nous fallut reconnaître que le véritable dîner n’était point encore commencé. Un gros de marmitons venait de se précipiter dans la salle chargé comme un régiment qui reviendrait de la maraude de porcs et de moutons rôtis, de poules, d’oies, de canards, d’une basse-cour entière passée au fil de la broche. Ce fut en notre présence que les écuyers tranchans, appuyant la paume de leur sale main sur ces chairs saignantes, découpèrent les minces tranches de viande qu’ils vinrent nous offrir. Heureux les estomacs de fer qui purent résister à tant d’épreuves ! heureux les cœurs qui ne se soulevèrent point de dégoût! Enfin le vice-roi eut pitié de ses hôtes; les bols de riz se montrèrent sur la table, et après cet hommage rendu à l’épi nourricier de la Chine, nous pûmes nous lever, rendant grâces au ciel de n’avoir pas succombé à notre premier dîner chinois. De tous les convives assis à ce banquet, celui qui fut le plus impitoyablement sacrifié, ce fut notre malheureux interprète, obligé de servir d’intermédiaire à toutes les plaisanteries, à toutes les questions, à toutes les prévenances qui se croisaient sans cesse d’un bout à l’autre de la table. Il n’y eut si mince