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soit installé à Londres quand on est allé distribuer des bibles à Madrid : rarement, il faut en convenir, la déraison fut poussée plus loin.

Indifférent, comme nous le sommes, à la querelle dans laquelle George Borrow prend parti si chaudement, nous nous préoccuperions, moins de cette fougueuse intervention, si elle ne contribuait, pour beaucoup à jeter dans son livre l’incohérence et le décousu que déjà nous lui avons reprochés. Nous la lui pardonnerions encore très facilement si ses colères antipapistes ou antipuséystes s’étaient traduites en épigrammes de bon goût, en portraits ressemblans et vivans, même en charges excellentes. Butler nous a bien fait rire de sir Hudibras, de ses moustaches hiéroglyphiques, de sa panse riche et bien meublée, de sa culotte habitée par les rats, de sa vaillante flamberge, dont la garde en entonnoir servait de soupière, et de cet unique éperon qu’il motive si plaisamment[1]. Dieu sait cependant que nous ne tenons pas pour le roi Charles ; Dieu sait que sir Samuel Luke (l’original historique de sir Hudibras), le vaillant soldat de Cromwell, a toutes nos sympathies : en revanche, nous ne trouvons aucun sel à la caricature cléricale de ce tiède ministre anglican, que George Borrow appelle M. Platitude. De même, l’histoire du postillon protestant, qui clot le livre en dénonçant les manoeuvras de quelques abbati pour convertir à la mariolatrie une famille anglaise résidant à Rome, n’a guère de mérite à nos yeux, fort ouverts cependant aux beautés de Tartufe, voire au mérite d’esquisses plus légèrement touchées : soit le Joseph Surface de Sheridan, soit le Pecksniff de Charles Dickens.

Nous préférons beaucoup, chez M. Borrow, le peintre de paysages, de caractères singuliers, de physionomies exceptionnelles, au moraliste et surtout au polémiste religieux. Dans le troisième volume de Lav-Engro, que gâte pour nous une profusion sans excuse d’homélies anglicanes, d’anathèmes à la Prostituée des Sept-Collines, etc. il reste encore quelques incidens pour lesquels le narrateur retrouve tout son esprit, toute sa verve par exemple, le grand combat que se livrent Lav-Engro et l’Étameur Rouge, quand ce dernier s’aperçoit que son district, cette tournée conquise par lui, est envahi de nouveau ; combat vulgaire au fond, — car enfin les deux antagonistes n’ont ni l’épée du Cid ni la lance de Bayard, et boxent tout simplement, selon les us et coutumes de la vieille Angleterre ; — combat poétique, ce nonobstant, et dont les péripéties ont un indicible intérêt. Lav-Engro, malgré son adresse et sa résolution, succomberait à la longue devant son robuste

  1. … Il n’avait qu’un éperon…
    Sachant que si la talonnière
    Pique une moitié du cheval,
    L’autre moitié de l’animal
    Ne resterait point en arrière. (Hudibras, chant Ier, trad. De Voltaire.)