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été de rendre et l’anarchie plus générale et la nuit plus épaisse, car, quelque insupportable que fût son malaise, la France résistait obstinément à tous ses sauveurs.

Cependant ces stériles agitations portaient leurs fruits la nation humiliée doutait d’elle-même et suivait sans résistance la pente qui l’entraînait vers une dissolution générale. La victoire, qui jusqu’alors avait consolé le pays, abandonnait ses drapeaux au début d’une nouvelle lutte dans laquelle il lui fallait combattre contre l’Europe sous la conduite d’un pouvoir atteint par le mépris et achevé par le ridicule. Au sein des obscurités qui, vers 1798, voilaient l’avenir à tous les regards, les prophéties abondaient comme les intrigues : malheureusement les prophètes, fussent-ils hommes de génie comme l’auteur des Considérations sur la France[1], étaient en même temps hommes de parti, et c’était avec leurs passions qu’ils interrogeaient l’oracle. Les uns croyaient au triomphe d’un parti, les autres à une transaction des divers partis entre eux. Toutefois, pour qui aurait étudié avec un complet dégagement d’esprit les précédens de notre histoire et les lois constitutives de notre nationalité, il n’aurait pas été impossible de pressentir peut-être que la mission de sauver le pays n’appartiendrait point à une faction, mais à un homme. La France est, de toutes les nations, celle qui doit le plus à ses grands hommes, et, aux époques décisives de sa vie historique, l’action individuelle l’emporte de beaucoup sur l’action collective des partis. Si ceux-ci posent les problèmes, ce sont toujours les grands hommes qui les résolvent, et, tant que les solutions ne se résument pas chez nous dans un personnage marqué au front d’un signe visible, on peut affirmer presque à coup sûr que la fin de la crise n’est pas venue. La France a-t-elle fait un seul pas important dans le cours de ses destinées sans que le nom d’un grand homme ne resplendisse au frontispice d’une ère nouvelle ? a-t-elle jamais été sauvée sans que la voix du pays entier n’ait acclamé son sauveur ?

En omettant les origines et sans rappeler Charlemagne, miraculeux rayon issu des plus épaisses ténèbres qu’ait vues le monde, nous voyons que, dans tous les temps, la France a reçu un pilote pour chaque tempête, et qu’elle n’est jamais entrée au port sans y avoir été conduite comme par la main. Au XIIIe siècle, Louis IX fonde, au milieu de l’anarchie féodale et contre cette anarchie qui semblait plus forte que sa frêle royauté, l’édifice de la monarchie française par l’accord de l’esprit justicier et de l’esprit catholique, et le nom du saint roi devient l’étendard sous lequel s’inclinent les peuples. Au XIVe siècle, la royauté capétienne, éclipsée et presque anéantie par l’ascendant chaque jour croissant de la royauté anglo-normande, voit s’éveiller

  1. Considérations sur la France, par Joseph de Maistre, publiées à Lausanne en 1797.