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Le 25 avril, nous allâmes jusqu’à Erczen, et le lendemain nous arrivâmes à Adony. Chaque jour, nous nous avancions ainsi lentement vers Eszeh ; la route suivait le bord du Danube, passant tantôt sur une digue large de quelques toises, tantôt sur la pente des collines qui, depuis Pesth jusqu’à Mohacs, s’élèvent sur la rive droite. De ces collines plantées de vignes, la vue s’étend sur les plaines sans fin de le rive gauche ; la terre, à l’horizon, va se confondre avec le ciel, et de rares habitations apparaissent comme des points blancs perdus à d’immenses distances. Entre tous les pays de l’Europe, la Hongrie a une physionomie profondément originale. Dans ses grandes plaines désertes, rien n’arrête la vue : le pâtre, errant toute l’année avec ses troupeaux, y voit le soleil se lever et se coucher comme sur l’Océan. Souvent j’ai couru tout un jour à cheval dans ces vastes pusztas[1] sans voir d’autre être vivant que quelque vautour qui traversait les airs ou une cigogne qui se tenait près d’un puits. Ces puits, creusés par les pâtres pour abreuver leurs bestiaux, sont le seul indice qui rappelle dans ces plaines l’existence de l’homme. Souvent, quand le soleil s’abaissant vers l’horizon, dorait la plaine de ses derniers rayons, je me suis arrêté, saisi de je ne sais quelle émotion mélancolique devant ce spectacle grandiose qui donne l’idée de l’infini. Nul ne peut se défendre de cette mélancolie, qui semble être le caractère du pays ; les soldats eux-mêmes, lorsque nous traversions ces plaines, marchaient silencieux et graves. La route que nous suivions était une belle chaussée, chose rare en Hongrie, où il existe à peine quelques routes tracées et entretenues. Dans les autres parties du pays, là où le terrain offre une pente à l’écoulement des eaux, la pluie et l’eau provenant de la fonte des neiges entraînent les premières couches de terre et se creusent un lit qui devient une route pendant l’été, et, lorsqu’après quelque orage l’eau a fait effondrer les berges, les voyageurs vont creuser ailleurs un nouveau sentier.

Nous passâmes par Földvar, Tolna, et arrivâmes le 6 mai, vers midi, en vue de Mohacs. Les collines, dont les pentes rapides venaient se perdre dans le fleuve, ne laissant parfois que peu de place pour la route, tournent subitement vers l’ouest, et, lorsqu’on a passé sur un pont de pierre un petit ruisseau dans lequel périt le roi Louis II de Hongrie, on a devant les yeux une vaste plaine : c’est là qu’au mois d’août 1526 vingt-cinq mille Hongrois livrèrent bataille à cent quarante mille Turcs, commandés par le sultan Soliman. Presque toute l’armée hongroise périt dans cette lutte héroïque ; le roi, sept évêques,

  1. Puszta signifie littéralement espace vide. On appelle pusztas, en Hongrie, de grandes étendues de plaines, et quelquefois aussi, par corruption, lorsque ces plaines sont cultivées, les bâtimens voisins destinés à l’exploitation.