évanouie entre ses bras. Fernando sortit précipitamment ; son amour pour Pepita, le dernier bon sentiment qui lui restait dans l’ame, venait de faire place à la haine.
Quoique Fernando se fût exprimé à mots couverts, sans rien articuler de précis, les propos du jeune muletier avaient laissé les deux femmes en proie à une vague terreur. Le bruit s’était déjà répandu dans le pays que la gauchada se réunissait sur les frontières de la province de Santa-Fé ; plusieurs d’entre les postillons que doña Ventura entretenait pour le service de la poste avaient disparu la nuit précédente, emmenant avec eux les meilleurs chevaux. Le vieux Torribio, dévoué à la famille qu’il servait avec fidélité depuis trente années, se tenait nuit et jour aux aguets ; il poussait des reconnaissances jusqu’à l’entrée de la plaine, et là, penché sur le cou de son cheval, la main posée sur son front pour abriter ses yeux contre les rayons du soleil couchant, il promenait ses regards sur l’horizon. Tantôt il prenait avec lui le petit Juancito, à qui il avait donné les premières leçons d’équitation, et s’enfonçait dans la forêt à travers les buissons et les halliers ; mais les oiseaux chantaient gaiement à l’ombre des grands arbres, le coucou noir jetait paisiblement son cri sur la plus haute branche des caroubiers. Du côté de l’ouest s’étend une vaste lagune, au bord de laquelle les mules de Fernando avaient souvent fait halte ; on y voyait encore des traces de campement, mais aucune fumée ne s’élevait alentour. Les flamants qui se tenaient au bord des eaux, debout sur une patte et la tête cachée sous l’aile, prouvaient par leur immobilité même qu’aucun ennemi ne s’avançait dans cette direction. Pendant plusieurs jours, on n’entendit donc point parler des brigands ni de Fernando. Celui-ci, en quittant la esquina, s’était porté sur la route de Buenos-Ayres au-devant de Gil Perez, qui retournait à Salta avec ses chariots. Quelques vagabonds n’avaient pas tardé à se joindre à lui ; ils le regardaient comme leur chef, parce que, dans ses pérégrinations multipliées à travers les provinces de l’intérieur, il avait acquis ce qui manquait à la plupart d’entre eux, la connaissance exacte d’une grande étendue de pays. Leur quartier-général était une pulperia[1] isolée, bâtie sur la frontière du territoire des Indiens. Ils y menaient joyeuse vie : tandis que leurs chevaux, attachés à des poteaux autour de la taverne, dormaient sur leurs quatre jambes, sellés et bridés, les gauchos, le sabre au côté, savouraient l’eau-de-vie anisée, et se livraient, la guitare en main, à de gaies improvisations.
Un matin, cependant, Gil Perez venait de donner à ses chariots l’ordre du départ. Le convoi, qui avait campé sur les bords du Rio-Salado, se déroulait lentement en rase campagne. Il faisait froid ; on
- ↑ Taverne que l’on rencontre au milieu des pampas, et où l’on vend tout ce qui est nécessaire à la vie.