Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 9.djvu/911

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

monticule, éloigné à peine de vingt pas du corps principal de la forteresse. — Au moyen de quelles machines les travailleurs amenaient-ils au Rodadero ces pierres taillées dans une carrière éloignée d’une lieue ? La tradition n’en dit mot, pas plus que du levier nécessaire pour soulever et placer l’un sur l’autre des blocs de quatre mètres carrés. On raconte seulement que des rouleaux de bois étaient placés sous la pierre qu’on voulait faire voyager, que dix mille hommes s’attelaient à des cordes de laine de diverses longueurs, et qu’au moyen de leurs efforts réunis les plus lourdes masses étaient aisément remuées. Quant au levier ou à ce qui en tenait lieu, silence complet.

L’on retrouve dans la plupart des constructions du Cusco ce même mode d’enchâsser les pierres les unes dans les autres. La rue du Triomphe (calle del Triunfo) est d’un côté formée d’une enceinte du palais des acclias, vierges consacrées au soleil. Chaque pierre est taillée pour ainsi dire, à pointes de diamant. La plus remarquable, qui peut avoir un mètre carré de surface, a quatorze angles rentrans, dans lesquels viennent s’enchâsser les pierres voisines, et cela si parfaitement, qu’il est impossible de faire pénétrer entre leurs jointures la pointe d’un canif. Les acclias étaient destinées à entretenir le feu sacré ; elles étaient consacrées au Soleil et faisaient vœu de virginité. Leur palais ou plutôt leur couvent était sacré, et tout profane qui tentait d’y pénétrer était puni de mort. L’inca et les siens, comme fils du Soleil, avaient seuls le droit de pénétrer dans son enceinte. Lorsque les Espagnols entrèrent au Cusco, ils se livrèrent à tous les excès tolérés dans une ville prise d’assaut, et voici ce que dit le chroniqueur au sujet de ces vierges du Soleil : « Ils ont des maisons de femmes fermées comme les monastères, d’où elle ne peuvent jamais sortir. Celles qui pèchent avec des hommes sont mises à mort : Quelques Espagnols assurent qu’elles n’étaient ni vierges ni chastes (ni eran virgines ni aun castas), et il est certain, ajoute le chroniqueur, que la guerre corrompt grandement les bonnes mœurs… » Cette réflexion de l’auteur n’est pas ici un lieu commun : les Espagnols prirent définitivement possession du Cusco en 1536, et depuis huit années le Pérou était dans une complète anarchie ; il n’est pas étonnant que, pendant la captivité de l’inca, de nombreux abus se soient introduits dans les coutumes du pays. Les Incas ne pouvaient avoir qu’une femme légitime, et encore devait-elle être de sang royal ; mais le nombre de leurs concubines était illimité. Les premières familles du pays briguaient l’honneur de donner leurs filles pour le sérail de leur maître. Ces femmes étaient, comme dans l’Orient, gardées par des eunuques, et il y avait peine de mort pour le profane qui osait pénétrer dans leur demeure.

Je me suis amusé à parcourir au Cusco une traduction espagnole des Incas de Marmontel ; rien n’est plaisant comme de lire sur les lieux