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les bons mariniers, nous les avons condamnés autrefois à débarquer, et qu’aucun d’eux n’aurait osé reparaître sur les barges sous peine, comme ils le disaient dans le temps, d’aller habiter le château d’Au[1] ; mais pas moins ç’a été une dure angoisse pour tout le monde, et le mieux à cette heure est de n’y guère penser.

Le patron du Drapeau-Blanc ne put en tomber d’accord. Il avait traversé la terrible lutte de 93 dans toute la force et tout l’entrain de la jeunesse, de sorte que cette épreuve se confondait pour lui avec l’époque à laquelle il avait dû la subir. Il se rappelait en outre sa résolution dans la bataille, son courage pendant la retraite, sa présence d’esprit devant les municipaux qui voulaient l’arrêter, son contentement lorsqu’il repassa le seuil de sa mère sans blessures et la cocarde blanche cousue dans la doublure de son habit. Le souvenir de chaque misère se liait ainsi au souvenir d’une réussite ou d’une joie ; ces quelques mois de souffrance n’avaient fait, pour ainsi dire, que lui constater ce qu’il pouvait et ce qu’il valait. Aussi en parlait-il avec une chaleur qui, à son insu, était surtout l’expression d’un orgueil satisfait.

Comme les mariniers s’intéressaient médiocrement à ce débat, ils quittèrent la table l’un après l’autre, et André lui-même, voyant qu’Entine avait disparu, se décida à retourner au bateau. Lorsqu’il y arriva, maître Jacques dormait déjà dans la cabane avec le reste de l’équipage de la charreyonne.

Le jeune patron, qui avait le sang en mouvement et la tête en feu, ne voulut pas encore les rejoindre. Il s’enveloppa dans sa cape de peau de chèvre et se mit à se promener sur le prélart[2] de toile goudronnée qui recouvrait le chargement en guise de pont.

Le froid était alors moins vif et la nuit plus sombre. À peine si quelques étoiles rayaient l’obscurité d’une pâle lueur. La bruine faisait pleurer les saulaies et rampait sur la Loire, qui miroitait çà et là sous la clarté stellaire. Il sembla à André que les eaux avaient grossi et faisaient entendre par instans un léger cliquetis ; mais il y prit à peine garde : son esprit était occupé ailleurs.

Les derniers jours passés en vue ou près de la nièce de Méru avaient ravivé chez lui un amour déjà ancien et réveillé l’impatience de savoir ce qu’il pouvait espérer. Bien que les occasions de rencontrer Entine eussent été fréquentes, que la bonne volonté de la jeune fille à son égard parût visible, et qu’il se fût accoutumé à la pensée qu’il ne trouverait de ce côté aucun obstacle, il ne s’était point encore expliqué. Le

  1. Nom d’un château bâti aux bords de la Loire. Quand les prisonniers étaient embarqués sur les bateaux à soupapes et qu’ils demandaient où on voulait les conduire, les noyeurs répondaient par un horrible jeu de mots : Au château d’Au !
  2. On donne le nom de prélart, dans la marine, à la bâche de toile goudronnée qui sert à recouvrir les écoutilles ou les marchandises.