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il y a des facultés diverses, mais un seul Seigneur ; il y a des destinations diverses, mais c’est le même Dieu qui consomme la même œuvre dans tous. À chacun est donné un don divers de l’esprit pour l’utilité de tous[1]. »

La richesse et la pauvreté sont ainsi deux fonctions sociales parfaitement égales entre elles aux yeux de Dieu : ce sont de plus deux épreuves morales que Dieu impose avec leurs périls divers et leurs graces particulières. L’harmonie sociale comme l’harmonie religieuse, le bonheur humain comme le salut éternel, résultent du parfait accomplissement de ces obligations réciproques. « Dieu veut, dit saint Augustin, que nous portions le fardeau les uns des autres : celui du pauvre, c’est sa misère ; celui du riche, c’est sa richesse. Heureux du siècle, hâtez-vous d’alléger le fardeau des malheureux, et vous travaillerez à vous soulager vous-mêmes ; diminuez les besoins de vos frères, et ils diminueront le poids redoutable de vos comptes[2]. »

La solidarité du riche et du pauvre devenait la base du nouvel ordre social, comme l’identification du pauvre lui-même avec Jésus-Christ était devenue la base du nouvel ordre religieux. Malheur donc au riche, s’il ne soulage pas le pauvre ! malheur au pauvre, s’il porte atteinte à la propriété du riche ! Le fardeau des pauvres, c’est de n’avoir pas ce qu’il faut, et le fardeau des riches, c’est d’avoir plus qu’il ne faut. « Dieu a mis, dit le chancelier d’Aguesseau, le nécessaire du pauvre entre les mains du riche ; mais il n’y est que pour en sortir : il n’y peut rester sans une sorte d’injustice qui blesse la loi de la Providence… Un Dieu souverainement juste n’a introduit une telle différence entre des êtres parfaitement égaux que pour les lier plus étroitement par cette inégalité même. »

Ainsi, dans la doctrine chrétienne, tout prend une face nouvelle les dons de la nature, les avantages de la fortune continuent à demeurer très inégalement répartis ; mais il n’y a plus de riche et de pauvre, de maître et d’esclave dans le sens antique du mot, car sa condition impose à l’un des obligations tellement étroites envers l’autre, que, s’il transforme sa fortune en instrument de jouissances personnelles, il perd son ame pour l’éternité, et que, si l’autre porte avec résignation le poids d’une épreuve passagère, il amasse des trésors auprès desquels ceux de la terre ne sont que misère et néant. L’ordre extérieur de la société politique demeure le même ; mais toutes les idées sont confondues, la langue est bouleversée : la richesse devient pauvreté, et la pauvreté devient richesse devant la parole qui a dit : « Malheur aux riches ! heureux les pauvres ! » et le retentissement

  1. Saint Paul aux Corint., XII, 3-7.
  2. Saint Augustin, Sermons, XXXIX, 6.