Page:Revue des Deux Mondes - 1852 - tome 13.djvu/893

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

était nécessaire pour stimuler, pour aiguiser la pensée. Ses entretiens animés du soir fécondaient ses sérieuses études du matin. Jamais homme, jamais auteur ne dut et ne rendit davantage à la société et à ses amis. Aussi cette société tout entière a-t-elle ressenti sa perte prématurée. Ses ouvrages, qui assurent sa réputation, ne la consolent qu’imparfaitement, parce que dans leur forme vive et piquante ils rappellent trop les graces d’une conversation qu’on n’entendra plus. On y suit à regret la trace d’un mouvement d’esprit qui s’est trop tôt arrêté.

On n’aurait jamais cru que ce fût à mille lieues de Paris et de la France, sur les bords de la mer Noire, au milieu d’une colonie demi-sauvage et demi-militaire, que s’était formé l’esprit le plus français et même le plus parisien qui fût au monde. M. de Saint-Priest avait vu le jour à Saint-Pétersbourg, en 1805, d’un père que sa naissance avait condamné à l’émigration, et d’une mère issue des plus anciennes familles de Russie. Son enfance s’écoula en présence d’un des plus singuliers spectacles qu’ait offerts ce temps fécond en aventures. Deux gentilshommes français, après avoir lutté jusqu’au dernier jour pour la défense de leur roi contre les factions, n’ayant quitté leur pays qu’après les derniers soupirs de la justice et de la liberté, employaient les loisirs de l’exil, non point à se repaître d’illusions ou à ourdir des complots stériles, mais à initier des populations encore barbares aux premiers rudimens de cette civilisation moderne, dont ils avaient dû eux-mêmes combattre et fuir les excès. M. Armand de Saint-Priest, père du jeune Alexis et fils d’un des plus intelligens ministres de Louis XVI, M. le duc de Richelieu, portant un nom plus illustre encore, petit-neveu du prélat superbe, petit-fils du guerrier frivole, avaient reçu de l’empereur Alexandre la mission de gouverner et presque de conquérir une seconde fois les provinces mal soumises de la Nouvelle-Russie et de la Podolie. Deux courtisans de Versailles avaient charge de dompter et de polir les fils des Scythes ; ils portaient dans cette tâche, entre les guet-apens des montagnes, les pestes et les famines, cette audace pleine de sérénité et d’élégance qui avait aidé les émigrés à supporter leurs malheurs, en leur faisant pardonner leurs folies. Ils y formaient en eux-mêmes de plus solides qualités d’administrateurs et de politiques. Ce fut ainsi à l’école la plus raffinée du XVIIIe siècle, mais en présence d’une nature rude et mal domptée, entre les souvenirs des salons de Paris et la vue des chariots roulans qui servaient de demeure aux tribus tartares, que se passa la jeunesse d’Alexis de Saint-Priest. Il apprit au lycée français d’Odessa à parler la langue de Louis XIV en l’entrecoupant de sons échappés à celle d’Attila. Il eut par là sous les yeux les deux conditions extrêmes de la société humaine : source féconde d’enseignemens qui n’étaient pas perdus pour sa jeunesse sérieuse, de rapprochemens inattendus, de contrastes piquans qui exerçaient sa sagacité précoce, et qu’il mettait en réserve pour l’avenir.