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comme des gondoliers vénitiens. Dans ce tumulte européen passent gravement des caravanes arabes ; le chameau y marche avec une solennité biblique son pas cadencé, et l’âne, au lieu de porter de la farine et du charbon, comme chez nous, porte des hommes à longue barbe ou des femmes voilées comme au temps de l’Évangile. Les négresses s’en vont au marché avec leurs grands manteaux d’étoffe rayée et leurs baguettes blanches qui les font ressembler à des sorcières. Le soldat français passe en criant gare en arabe avec l’air à la fois enjoué et hautain du conquérant bon enfant qu’il sera toujours. L’employé civil galope en habit brodé, les jambes écartées, le corps en avant, important en Afrique l’équitation du dimanche au bois de Boulogne. Dans le lointain, la mer et les montagnes déploient leur émouvante majesté ; sur le premier plan, le cabaret chante. Le bouchon règne dans toute l’Algérie. L’absinthe y sort des buissons. Qu’y faire ? Il semble que la gravité et la sobriété arabe exaspèrent chez nous l’appétit de toutes les joies déréglés et turbulentes. C’était donc dans une de ces maisons étrangères à la loi du prophète dont est bordée la route de Mustapha que j’étais un dimanche soir avec George d’Herice et quelques sous-officiers de chasseurs. Mlle Nina Doloso, Espagnole sans préjugés, nous avait fait avec sa bonne grace habituelle, qu’apprécie toute la garnison de Mustapha, les honneurs de son logis. Pourquoi ne pas en convenir ? la vie nous plaisait assez à cet instant-là. Tout à coup le canon d’Alger annonça l’heure de la retraite, et une partie de nos camarades, bien à regret, furent forcés de reprendre avec le képi et le bancal les obligations de la vie militaire ; mais George, Saint-Yves, un de nos compagnons et moi nous avions la permission de dix heures. Nous voici donc tous les trois seuls avec la Doloso, les bouteilles vides et les bouteilles inachevées. « Maintenant que nous sommes entre nous, » dit Nina avec un sourire qui pouvait faire concevoir les plus riantes espérances à chacun de nous trois, « si nous allions dans le salon rouge. » Le salon rouge était un sanctuaire où Nina introduisait rarement ses amis même les plus chers et les plus familiers. Une porte vitrée, garnie de rideaux rouges, que quelques initiés seuls avaient vue s’ouvrir pour eux, le séparait de la pièce banale où nous étions. Il y avait dans ce lieu privilégié un canapé couvert d’un calicot écarlate que relevait une bordure jonquille. Au-dessus de ce meuble somptueux, trois cadres nous montraient deux saisons en costume fort léger, et une Espagnole, car l’artiste avait écrit sous cette image Pepita, dont la robe, le visage et la poitrine étaient du rose le plus réjouissant. Mais ce qui faisait vraiment du salon rouge un asile exceptionnel pour les natures d’élite égarées dans les cabarets de Mustapha, c’était un piano, un véritable piano du plus irréprochable acajou. George se précipita vers cet ami de ses anciens jours que lui offrait un hasard inattendu, et un air de Mozart résonna tout à coup à nos oreilles. Le tableau que