Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1852 - tome 14.djvu/1058

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

à Liancourt, ces cinq inséparables amies dont nous avons publié des vers moins gracieux que leur figure, Mlle de Rambouillet, Mlle de Brienne, Mlle de Montmorency-Boutteville, Mlles du Vigean ? Elles ont eu les fortunes les plus dissemblables que nous allons rapidement indiquer.

Marie-Antoinette de Loménie, fille du comte de Brienne, un des ministres de la reine Anne, épousa, en 1642, le marquis de Gamache, qui devint lieutenant-général. On peut voir son portrait tracé par elle-même dans les Portraits de Mademoiselle, avec ceux de son père et de sa mère. Elle n’a point fait de bruit ; toute sa vie s’est écoulée honnête et pieuse. Elle est morte à l’âge de quatre-vingts ans, en 1704. Elle a constamment entretenu avec Mme de Longueville le commerce le plus amical. C’était la moins belle, la moins brillante des cinq amies ; elle en a été la plus heureuse.

On sait ce que devint Mlle de Rambouillet. Spirituelle, mais ambitieuse, après avoir épousé Montausier en 1645, elle rechercha, ainsi que son mari, les faveurs de la cour, et elle les obtint en en payant la rançon. Il est assez triste d’avoir commencé par être, dans sa jeunesse, si sévère à ses amans, comme on disait à l’hôtel de Rambouillet, et de ne s’être mariée que par grace en quelque sorte, comme l’Armande des Femmes savantes, pour finir par être une duègne des plus complaisantes. Nommée d’abord dame d’honneur de la reine Marie-Thérèse, elle eut bientôt le courage de prendre la place de la vertueuse duchesse de Navailles, qui ne s’était point prêtée aux amours du jeune roi Louis XIV et de Mlle de La Vallière. De là des accusations très vraisemblables accueillies par la bienveillante Mme de Motteville elle-même, et que plus tard confirma sa faible conduite, quand le roi abandonna Mlle de La Vallière pour Mme de Montespan[1]. C’est au milieu de tous ces bruits que son mari fut nommé gouverneur du Dauphin. Montausier était assurément un homme de mérite, et, comme sa femme, il avait de grandes qualités qu’il gâtait par de plus grands défauts. Il étalait un faste de vertu sous lequel se cachaient bien des misères. Il ne se gênait pas pour censurer tout le monde, et ne souffrait pas qu’on manquât en rien à ce qu’il croyait lui être dû. Il était brusque, emporté, d’une morgue et d’une hauteur insupportables[2]. Chargé, à titre provisoire et par commission, du gouvernement de

  1. Mémoires, t. VI, p. 105 et 167 ; t. V, p. 254, et t. VI, p. 82.
  2. S’il est vrai, comme l’assurent plusieurs contemporains, entre autres Segrais, que Montausier ait servi de modèle au Misanthrope, c’est que Molière, qui ne savait pas le fond des choses, voyant à la surface de l’humeur, de la hauteur et de la brusquerie, a pris l’apparence d’une vertu difficile pour la réalité ; mais Molière n’a dit son secret à personne, et vraisemblablement il n’y a point ici de secret, excepté celui du génie. Le Misanthrope n’est la copie d’aucun original. Bien des originaux ont posé devant le grand contemplateur et lui ont fourni mille traits particuliers ; mais le caractère entier et complet du Misanthrope est sa création.