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Mlle du Vigean se hâta de retirer son ordre et de défendre au duc de voir Mlle de Boutteville et de lui parler. Condé obéit encore ; il rompit tout commerce avec sa cousine, et céda la place à Dandelot. Il s’empressa d’autant plus de favoriser ses projets qu’il le redoutait pour les siens. Mlle du Vigean l’avait averti que son père songeait à la marier à ce même Dandelot, et qu’il avait offert au maréchal de Châtillon une dot très considérable pour avoir son fils pour gendre. « Cette nouvelle, dit Mme de Motteville, avait donné de furieuses alarmes à ce prince : il en donnoit souvent aux ennemis de l’état ; mais son cœur n’étoit pas si vaillant contre l’amour que contre eux. » Il prit donc l’épouvante, et, pour parer ce coup, il entra si vivement dans la passion de Dandelot, qu’il lui conseilla d’enlever Mlle de Boutteville.

Cependant il ne cessait de faire ’tous ses efforts pour rompre son propre mariage ; il y travailla avec ardeur et persévérance. La duchesse d’Enghien étant tombée malade, il crut toucher au terme de ses vœux ; mais sa femme guérit : il fallait donc obtenir la dissolution juridique de son mariage. La chose était à peu près impossible, car la duchesse d’Enghien était, alors du moins, parfaitement innocente, et malgré toutes ses résolutions il en avait eu un fils. Et pourtant telle était la passion de Condé, qu’il s’adressa au cardinal Mazarin, et celui-ci, qui n’était pas fort scrupuleux, aurait peut-être permis la rupture, s’il n’eût craint que Condé, une fois dégagé, ne songeât à Mademoiselle, et ne devînt beaucoup trop puissant[1].

On peut juger par là de la violence du sentiment de Condé. Ce sentiment ne tenait pas seulement à la beauté de Mlle du Vigean, mais à sa parfaite honnêteté, à sa modestie, à cette tendresse à la fois dévouée et vertueuse, qui l’entraînait assez pour qu’elle se compromît un peu aux yeux du monde, mais sans rien accorder qui ternît dans l’esprit de Condé l’idéal de pureté angélique qu’elle lui représentait. De là cette passion mêlée de respect et d’ardeur qu’il brûlait de satisfaire en dépit de tous les obstacles, et qui ne fut jamais satisfaite. Mme de Motteville, instruite des moindres détails de cette intrigue amoureuse par Mme de Montausier, qui en avait été le témoin et presque la confidente, dit expressément, comme « une chose crue de tout le monde[2], » que Mlle du Vigean « est la seule que Condé ait véritablement aimée. » Mademoiselle, qui par divers motifs n’aimait pas celles que Condé aimait et qui est accablante sur Mme de Châtillon, s’exprime ainsi sur les amours de Condé et de Mlle du Vigean : « Elle étoit très belle ; aussi cet illustre amant en étoit-il vivement touché. Quand il partoit pour l’armée, le désir de la gloire ne l’empêchoit pas de sentir la douleur de

  1. Mémoires de Mademoiselle, t. Ier, p. 84.
  2. Mémoires, t. Ier, p. 302.