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Page:Revue des Deux Mondes - 1852 - tome 14.djvu/1080

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leurs pirouettes devant un cercle d’amateurs plus sensibles que nous aux charmes de cet étrange spectacle, et nous rentrâmes à la Fonda de la Marina. Placée près du port, à l’entrée de la rue principale, cette fonda était l’établissement de ce genre le mieux achalandé de toute la ville, grace à la direction vigilante d’un hôte qui savait joindre à un savoir-faire puisé aux meilleures traditions parisiennes un amour d’ordre, de propreté et de comfort vraiment britannique. Ce fut dans cette hôtellerie, ressource inappréciable pour les officiers de tous les navires de la rade, que nous allâmes finir la soirée et nous enquérir des moyens de communication ordinaires entre Callao et Lima. Le résultat des questions adressées à ce sujet à l’amo de la casa (maître de la maison) fut qu’il nous serait facile de louer à toute heure du jour des chevaux et des voitures, les premiers moyennant une piastre, les secondes moyennant un quart d’once, mais que le mode de locomotion le plus économique et le moins hasardeux (ce mot fut prononcé avec une intention manifeste) était l’omnibus qui fait le voyage trois fois dans la journée. De nouvelles explications de l’hôte nous firent comprendre qu’il n’y avait aucune exagération dans ce mot hasardeux, qui nous avait d’abord fait sourire. Cette promenade de deux lieues, à travers une plaine découverte et sur une route incessamment battue, est souvent contrariée par de très fâcheuses rencontres. Les nombreuses crises révolutionnaires qui se sont succédé au Pérou depuis l’émancipation y ont créé toute une population de soldats sans drapeau et sans paie régulière, qui partagent volontiers leur vie entre les aventures de grande route et les exploits de guerre civile. Heureusement il y a moyen d’échapper aux réquisitions de ces routiers : ces salteadores de la route de Lima ne s’attaquent qu’aux voyageurs isolés et aux voitures particulières ; ils respectent le personnel plus imposant de l’omnibus.

Parmi les habitans de la fonda, il s’en trouvait qui, ayant eu maille à partir avec les salteadores, purent nous donner quelques détails sur leur façon d’opérer. Elle est toute courtoise envers ceux qui ne tentent pas de se défendre ou de se soustraire par la fuite à leurs exigences ; mais malheur au voyageur, quelque résigné qu’il soit, s’il n’a pas une bourse pleine à leur offrir ! Le cicatero (ils nomment ainsi le voyageur sans argent) doit s’estimer très heureux s’il en réchappe avec quelques gourmades, et il court d’énormes chances d’être abandonné en rase campagne dans un déshabillé fort inconvenant. Quant à la résistance, elle a été trop rarement couronnée de succès pour qu’on se sente encouragé à une lutte où les armes sont nécessairement fort inégales. Le second d’un navire marchand venait de payer de sa vie une tentative de ce genre au moment où nous arrivions au Pérou, et, pendant notre séjour à Lima, le hasard nous fit rencontrer un capitaine anglais dont la bravoure téméraire avait failli causer la mort de son compagnon