Page:Revue des Deux Mondes - 1852 - tome 14.djvu/1154

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ment divisés, que leurs noms même, qui semblaient ne plus représenter rien de réel, avaient à peu près disparu du vocabulaire politique. Cette mort apparente n’avait pourtant rien de réel. C’était un travail occulte de réorganisation, de transformation rendu nécessaire par des circonstances nouvelles, et bientôt, sous des chefs illustres, les whigs et les tories devaient reparaître avec plus d’éclat que jamais, les premiers, comme jadis, en défenseurs ardens de la liberté, les autres en champions parfois exagérés de la monarchie et de l’église. De nos jours, ils ont eu à revenir de moins loin pour reprendre leurs positions naturelles. Espérons qu’ils la garderont long-temps, puisqu’elle est une des conditions de la grandeur de l’Angleterre, qui est elle-même une des bases principales de cette société européenne dont l’ensemble, malgré d’inévitables imperfections, est certainement le chef-d’œuvre de la politique et la plus puissante garantie de la civilisation du monde.

On conçoit que les gouvernemens qui redoutent pour leur sécurité l’exemple et l’influence d’un pays libre ne voient pas sans inquiétude la force et la prospérité de l’Angleterre ; mais, au point de vue même de leur intérêt particulier et en se reportant aux souvenirs du passé, il y aurait de leur part un étrange aveuglement à désirer sa ruine complète ou son trop grand abaissement. Cet aveuglement serait comparable à celui des amis de la liberté qui, il y a quatre ans, lorsque la puissance autrichienne paraissait presque anéantie, applaudissaient à la destruction de cette ennemie opiniâtre du libéralisme et du progrès, sans comprendre qu’un pareil résultat eût été le signal du bouleversement complet de l’Europe, et peut-être le premier pas vers son asservissement à une puissance moins libérale encore et plus étrangère au grand mouvement de l’esprit moderne. La variété des élémens dont se compose la société européenne est le principe de sa solidité. Les grandes puissances, celles surtout qui figurent depuis long-temps comme telles sur la scène du monde, et dont la politique extérieure repose par conséquent sur des traditions, sont unies entre elles par une sorte de solidarité. Malgré leurs divisions et leurs rivalités, elles doivent comprendre que le jour où l’une d’elles viendrait à périr, les autres seraient en danger. Il importe à l’Angleterre, à l’Autriche, à la France, dans un intérêt de salut commun, que la France, l’Autriche et l’Angleterre restent grandes et puissantes ; mais, pour que l’Angleterre conserve toute sa force, il faut qu’elle garde sa liberté aristocratique plus ou moins modifiée par les nécessités du temps, comme peut-être il faut, pour que l’Autriche ne tombe pas dans une impuissance qui laisserait un grand vide en Europe, qu’elle ne dépasse pas, dans les voies du progrès, les limites de ce qu’on a appelé le despotisme éclairé.


LOUIS DE VIEL-CASTEL.