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et l’exploitation de la Bretèche. Le traité fut conclu et bientôt suivi de la bénédiction nuptiale.

Les invités sortaient de l’église avec les époux, lorsqu’ils rencontrèrent les principales autorités du département, qui descendaient également vers la Vilaine pour l’inauguration du nouveau pont. On l’aperçut bientôt orné de branches vertes et chargé d’une multitude qui semblait suspendue sur l’abîme comme une guirlande humaine. Des milliers d’hommes, de femmes et d’enfans accourus de toutes les paroisses couvraient les coteaux. Le soleil, d’abord enseveli dans les brouillards de décembre, sembla vouloir saluer la nouvelle merveille ; ses rayons dissipèrent tout à coup les nuées, et, tombant en nappe lumineuse, éclairèrent un navire qui passait à toutes toiles sous les pieds de la foule. À cette vue, une immense clameur d’admiration s’éleva, et les fanfares militaires, répétées d’écho en écho, allèrent porter au loin l’annonce de cette nouvelle victoire de l’industrie humaine.

Tandis que les deux rives retentissaient ainsi d’applaudissemens, une barque silencieuse traversait la rivière déserte : c’était celle de Robert. Il vit et entendit tout sans détourner les yeux, ni prononcer une parole. Seulement, arrivé sur l’autre bord, lorsque les passagers furent débarqués, il arracha la planche sur laquelle était inscrit le numéro du bac avec le nom du passage, la brisa sous ses pieds, en jeta les débris au courant, et les regarda fuir jusqu’à ce qu’ils eussent disparu dans les eaux. C’était l’adieu dernier et irrévocable aux lieux que lui et les siens avaient si long-temps habités. Aussi, le lendemain, quand l’aube se leva sur le pont merveilleux et éclaira dans la maison neuve la fenêtre à rideaux blancs des deux nouveaux époux, la barque de Robert se perdait déjà dans les brumes de Tréhiguier, emportant le vieux passeur et la sourde-muette. Fidèles à leur destinée, ils allaient finir au loin avec ce qui finit, laissant les plus jeunes commencer avec ce qui commence.


EMILE SOUVESTRE.