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aussi la plupart de ces artistes stagiaires semblaient-ils croire que les progrès de leur talent étaient beaucoup moins intéressés que leur fortune à l’accomplissement de ce pèlerinage. Une fois à Rome, ils n’avaient garde d’y consulter la nature, les exemples de l’antiquité et les travaux des maîtres de la renaissance ; mais ils étudiaient soigneusement les œuvres les plus folles de la décadence, et s’empressaient d’y faire trésor de toutes les exagérations de style, devenues à leurs yeux des moyens assurés de succès. Les pensionnaires de l’académie de France, envoyés par le roi pour se former le goût, choisissaient leurs modèles parmi les productions du Bernin et de son école ; les statues du pont Saint-Ange, — c’est tout dire, — étaient copiées par les sculpteurs de préférence aux morceaux de la statuaire antique ; les architectes mesuraient les monumens construits par Borromini, l’inventeur des balustres sens dessus dessous, des frontons brisés en direction inverse, et de tant d’autres extravagances accueillies comme d’heureuses innovations. Quant aux jeunes peintres, ils ne paraissaient pas se soucier davantage des anciens chefs-d’œuvre qui les entouraient ni des principes qui avaient inspiré les maîtres : en revanche, ils se préoccupaient fort du « style touffu » de Solimeni, du « flamboyant » de leur compatriote Coypel, déjà même du « fouillis » de Boucher, et ils cherchaient à s’assimiler de leur mieux ces qualités inconnues aux peintres antérieurs. Pouvait-il en être autrement sous un chef tel que François de Troy ? L’autorité d’un directeur de l’académie avait alors une tout autre étendue que de notre temps, et ne s’exerçait pas seulement sur les pensionnaires envoyés par le roi. Tous les jeunes peintres venus à Rome, soit aux frais de l’état, soit à leurs propres frais, étaient considérés comme des élèves auxquels le directeur devait des enseignemens ; eux de leur côté lui soumettaient incessamment leurs travaux, parce que tout dépendait de son assentiment. Instigateur officiel des progrès de l’art, il était en outre le dispensateur des encouragemens et des graces. Un rapport favorable adressé par lui en France valait infailliblement à un artiste étranger à l’académie une demi-pension ou quelque commande : on n’avait garde par conséquent de discuter les avis du maître ou de se priver du secours de son crédit. François de Troy n’était pas homme à marchander son intervention dans tout ce qui concernait les arts ; seulement il la faisait tourner au profit de sa renommée et de son importance personnelle, et les tapisseries exécutées à Paris d’après ses compositions sur l’Histoire d’Esther avaient été signalées par lui-même comme le modèle le plus propre à perfectionner le talent des élèves. Ces tapisseries, que l’on voit encore aujourd’hui à la villa Médicis, décoraient les salons de l’académie, établie à cette époque dans un palais du Corso ; quiconque maniait un crayon ou une brosse copiait respectueusement ces prodiges