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comparativement exempt de manière, et procédant, surtout à cette époque, du sentiment.

Tout en poursuivant avec ardeur ses nouvelles études ; Vernet n’avait pas renoncé à la peinture de paysage. Il y revenait souvent, et employait les heures qu’il ne passait pas auprès de Fergioni à peindre dans la campagne ou dans les faubourgs de la ville. Un tel genre de vie avait le double avantage de le maintenir en familiarité continuelle avec la nature et en défiance de l’art menteur que l’on pratiquait autour de lui ; mais, s’il était favorable aux progrès de l’artiste, cet isolement devenait un obstacle à sa réputation et à sa fortune. Les ressources que Vernet avait apportées d’Avignon commençaient à s’épuiser sans qu’il vît jour à s’en créer de nouvelles, ses nombreux petits tableaux de marine et ses vues, si recherchées depuis, attendant encore des acheteurs. Encouragé d’abord par la facilité avec laquelle il avait obtenu en France ses premiers succès, il était arrivé à Rome sans lettres de recommandation et sans protections d’aucune sorte il comptait que son talent lui suffirait pour se faire remarquer. Vernet n’avait pas tardé à s’apercevoir de sa méprise en voyant ses jeunes confrères puissamment secondés par des personnages auprès desquels il n’avait nul accès, et dont la faveur était cependant une condition nécessaire de réussite. Comment surmonter ces difficultés sans nombre ? comment, par exemple, se produire dans le monde sous les pauvres habits qu’il portait ? Et, d’un autre côté, quel moyen de les remplacer ? Déjà à un état de gêne avait succédé la misère, et plus d’un effort pour en sortir était demeuré infructueux. Quelque autre eût désespéré de vaincre son mauvais sort et y eût peut-être succombé sans combattre davantage ; mais Vernet n’était rien moins qu’un Malfilâtre ou un Chatterton : il était au contraire de cette race d’artistes industrieuse et forte à laquelle appartenait Callot, et qui sait en tout temps opposer aux coups de l’adversité la bonne humeur qui la déconcerte et l’adresse qui la maîtrise. Il se consulta donc et s’avisa d’un expédient. Un de ses tableaux sous le bras, il se rend chez un tailleur qui comptait parmi ses pratiques les hommes les plus riches et les plus élégans de la ville, choisit quelque étoffe à la mode, et se fait prendre mesure d’un habit, le tout sans rien rabattre du prix qu’on lui demande, et avec une insouciance de grand seigneur que n’aurait pu faire pressentir son équipage plus que modeste. Fort surpris de ce contraste et un peu inquiet de la solvabilité de l’acheteur, le tailleur demande où il doit faire porter, au jour convenu, l’ouvrage qui lui est commandé. Vernet répond qu’il viendra lui-même le reprendre, ainsi que ce petit tableau, ajoute-t-il incidemment, qu’on lui a dit être de la main d’un peintre habile, mais dont il ne saurait, quant à lui, apprécier