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Page:Revue des Deux Mondes - 1852 - tome 14.djvu/127

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le mérite, vu son incompétence absolue en matière de peinture ; il voulait cependant avoir là-dessus l’avis des connaisseurs, et, comme il supposait qu’il s’en trouverait quelqu’un au nombre des gens appelés chaque jour dans la boutique du tailleur, il avait compté sur les bons offices de celui-ci pour le tirer d’incertitude. Ce que Vernet avait prévu arriva : on vit et on admira le tableau, on voulut l’acheter, et le marchand, croyant avoir affaire à une dupe sur l’ignorance de laquelle il spéculerait aisément, proposa au peintre, quand il revint, d’acquérir cette petite toile pour son propre compte, à bas prix, cela va sans dire. Vernet, continuant son rôle, fit d’abord mine de refuser. Il amena le tailleur à lui offrir, en échange du tableau, l’habit déjà fait, et de plus une culotte et une veste ; après quoi il lui avoua sa ruse, et le détermina sans peine à lui acheter d’autres tableaux, signés cette fois de son nom. Ces tableaux furent presque aussitôt revendus avec bénéfice, et augmentèrent de valeur en raison de la réputation croissante du peintre. Celui, entre autres, qui n’avait procuré à Vernet que le moyen de se vêtir convenablement, et qui avait passé des mains du tailleur dans celles de M. de Jullienne, fut payé quelques années plus tard mille écus à la vente de cet amateur célèbre.

Après s’être assuré ainsi un débouché pour ses ouvrages et un commencement de relations avec quelques hommes influens, Vernet avança vite dans la voie du succès. Son talent venait de lui ouvrir les portes des palais où l’on avait coutume d’accueillir les artistes de mérite ; son caractère aimable, sa verve de causeur et son inaltérable enjouement le firent bientôt rechercher dans le monde où l’on se piquait surtout d’élégance et d’esprit. Le jeune peintre, naguère obscur et le protégé d’un tailleur, marchait déjà l’égal des peintres en renom, et si quelques amis obstinés de l’emphase qualifiaient de sécheresse la simplicité de ce nouveau style, ils lui pardonnaient presque ce prétendu défaut en considération de son allure facile et dégagée. D’ailleurs, cette simplicité n’était encore que relative. Tout en donnant à ses tableaux l’empreinte d’un sentiment beaucoup moins factice qu’il ne semblait convenir à l’époque, Vernet ne faisait pas du naturel absolu la marque de sa manière. Quelque recherche des effets violens, quelque affectation d’énergie se glissaient sous cette apparence de naïveté et témoignaient d’une certaine soumission involontaire aux principes exagérés de l’école. On est autorisé à dire que les ouvrages de Joseph Vernet datant de cette période, et en général ceux qu’il exécuta pendant son séjour en Italie, ne montrent pas son talent dans sa vraie et pleine originalité. Fort supérieurs sans doute aux paysages des artistes contemporains, ils sont inférieurs aux tableaux qu’il peignit plus tard, lorsqu’il fut de retour en France ; En un mot, la première phase de ce remarquable talent