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Page:Revue des Deux Mondes - 1852 - tome 14.djvu/132

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retouches et à la sûreté d’un pinceau qui agissait, comme disent les Italiens, alla prima. Il y a loin d’une pareille méthode à celle qu’ont adoptée de nos jours certains paysagistes. Le racloir joue dans leurs travaux un rôle presque aussi nécessaire que celui de la brosse, et la hardiesse de l’effet ou la finesse du coloris y résulte moins de combinaisons volontaires que de l’agrégation inattendue des couleurs qu’ont mises à découvert les parties enlevées. Certes, en peinture comme en poésie, « le temps ne fait rien à l’affaire, » et, quels qu’aient été d’ailleurs les moyens employés, la qualité, de l’œuvre est le seul point qu’il importe d’examiner. On ne saurait donc attribuer à la manière de procéder de Vernet une valeur exagérée et en faire pour lui un titre fort sérieux de gloire. Il convient de n’y voir rien de plus qu’une preuve de son extrême facilité et un témoignage assez curieux de la souplesse de sa mémoire. Ainsi, il lui est arrivé rarement de peindre d’après nature les études qu’il voulait convertir en tableaux il se contentait de les dessiner ; puis, au moyen de signes dont il avait la clé, d’une succession de notes chromatiques pour ainsi dire, il inscrivait sur le papier l’espèce et les modifications consécutives des tons qu’il se proposait de reporter sur la toile.

Quelquefois, il est vrai, il se laissait aller à l’abus d’une facilité si rare, et quelquefois aussi il en a précisé le degré avec une complaisance un peu puérile : plusieurs petits tableaux portent écrits à côté de son nom ces mots « en une journée. » Il est permis de supposer qu’en avertissant ainsi le spectateur, Vernet avait l’intention de le solliciter à l’étonnement au moins autant qu’à l’indulgence. Quoi qu’il en soit, l’exemple fut suivi ; bien plus, on parvint à réduire de beaucoup le temps absolument nécessaire à la solution de ce nouveau problème, et, comme pour accuser la lenteur d’exécution de Vernet, Fragonard écrivit fièrement, au dos de certaines petites toiles disséminées aujourd’hui dans les cabinets des curieux, qu’il les avait peintes « en deux heures. » - Heureux hommes pour qui l’art n’avait que des joies, qui ne connaissaient ni les rudes efforts, ni le doute, cette maladie des artistes de notre temps ! Cette même Italie où ils puisaient des inspirations en se jouant devait n’exciter dans l’ame d’un de leurs plus nobles successeurs qu’une admiration amère et irritante : là où Vernet et Fragonard avaient improvisé leurs œuvres, Léopold Robert allait péniblement élaborer les siennes. Le travail, comme toute chose, était pour eux une source de plaisir, et la renommée une bonne fortune dont ils profitaient de grand cœur ; lui au contraire ne trouva dans le travail qu’un aliment aux douleurs de sa pensée, dans sa gloire présente qu’un motif pour s’effrayer de l’avenir. Les destinées si opposées de ces artistes célèbres s’expliquent-elles seulement par la diversité de leurs inclinations personnelles, et ne pourrait-on y reconnaître des influences