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plus générales, les traits caractéristiques des deux époques de l’art moderne : l’une à la physionomie dégagée, libre de souci et comme sûre de plaire, l’autre à l’apparence contrainte et laissant entrevoir sous un extérieur de retenue un fonds d’inquiétude et de scepticisme douloureux ? Au XVIIIe siècle, l’art était surtout un moyen d’amuser et d’éblouir ; au XIXe, on en a fait une forme des tourmens de l’intelligence, et, au lieu de s’épanouir dans son atmosphère naturelle, le talent des hommes même le plus fortement organisés n’a plus eu, comme les plantes de serre-chaude, qu’un développement forcé et une efflorescence maladive.

La vie entière de Vernet respire au contraire cette santé de l’esprit que laissent pressentir ses tableaux. Tout y est en proportion et en harmonie, les facultés comme les désirs, l’effort comme l’ambition. Lorsqu’en dehors de ses succès d’artiste Vernet recherchait les succès d’un homme du monde, il songeait sans doute moins à étendre sa domination qu’à satisfaire ses goûts. Qu’il se proposât de réussir par l’habileté de son pinceau ou par l’agrément de sa parole, il ne faisait qu’user, dans une mesure exacte, des dons qu’il avait reçus de la nature, et l’on peut dire de lui, en général, qu’il attacha au plaisir de se contenter plus de prix encore qu’à la gloire.

La réputation de Joseph Vernet comme paysagiste et comme peintre de marine avait depuis long-temps déjà pénétré en France, et l’on s’était plus d’une fois efforcé d’attirer à Paris celui que l’Italie réclamait comme un de ses maîtres ; mais il avait jusque-là répondu par des refus aux propositions qui lui étaient faites ; l’expression formelle de la volonté du roi put seule le déterminer à quitter Rome. M. de Marigny lui écrivit, au nom de Louis XV, pour le charger de peindre les vues des principaux ports du royaume, et, comme on avait prévu le cas de résistance, la lettre contenait, à la suite de beaucoup d’éloges, un petit avertissement relatif à l’intervention de l’ambassadeur et aux mesures qui pourraient s’ensuivre. C’était se souvenir un peu trop de l’impuissance des efforts tentés au siècle précédent pour enlever définitivement Poussin à l’Italie : en revanche, c’était se souvenir trop peu des exemples légués par Louis XIII et de la courtoisie de M. Desnoyers[1]. L’invitation de M. de Marigny était un ordre auquel il fallait bien obéir, et obéir sur-le-champ ; Vernet partit donc, et, laissant sa femme faire la route par terre, il s’embarqua sur une felouque qui devait le transporter de Livourne à Marseille. Ce fut pendant cette traversée qu’au plus fort d’une violente tempête il se fit attacher à un

  1. La lettre adressée à Poussin par ce prédécesseur de M. de Marigny se terminait ainsi : « Vous voyez maintenant clair dans les conditions que l’on vous propose et que vous avez désirées… Après cela venez gayement et vous assurez que vous trouverez ici plus de contentement que vous ne vous en pouvez imaginer. »