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n’a-t-il pas rempli les seules conditions qui lui fussent imposées, et ne devait-il pas donner aux groupes qui animent ses tableaux une apparence beaucoup plus conforme à la réalité qu’aux abstractions de l’idéal ? Pourtant, quelque diversifiées que soient cette apparence et les occupations auxquelles se livrent ces mille personnages, ils semblent au fond se relier entre eux par un sentiment commun, celui d’une satisfaction parfaite. Tout a un air de fête aux lieux où ils se trouvent ce ne sont que repas joyeux, parties de pêche, danses et divertissemens ; on dirait qu’on n’a d’autre soin dans les ports du royaume que de se tenir en belle humeur, et le travail même y affecte les dehors de l’aisance et du contentement. La misère à plus forte raison n’a garde de venir étaler ses haillons au milieu de gens si bien vêtus, ou, si quelque mendiant se glisse dans la foule, c’est qu’il s’agissait, comme dans la Vue du port de Marseille, de nous montrer un être exceptionnel, un mendiant centenaire, dont Vernet n’a pas manqué d’inscrire le nom au bas de la toile, sans doute pour la double rareté du fait. Si le peintre lui-même se met en scène au moment où il dessine une de ces vues qu’il devra peindre, il a pour habit de travail un habit richement galonné ; sa femme, debout à ses côtés, semble faire au spectateur les honneurs de ces rivages comme d’un salon où règneraient les mœurs de la meilleure compagnie. Peut-être ce vernis d’élégance répandu sur toutes les classes d’une population est-il un peu trop brillant, peut-être eût-il mieux valu, dans l’intérêt de la vérité, en tempérer l’éclat par quelque mélange ; mais il y a si peu d’affectation dans le goût de Vernet pour toutes les formes de luxe, la recherche de l’esprit paraît être chez lui si naturelle, qu’on en vient presque à oublier que cette recherche est un défaut, ou plutôt on ne peut s’empêcher de le lui pardonner, parce qu’il ne peut s’empêcher de l’avoir.

Un défaut plus évident et moins digne d’indulgence, — car il n’est pas un des caractères nécessaires du talent de Vernet, — c’est la froideur de coloris qui donne à certains morceaux, et surtout aux ciels, un aspect désagréable, sinon absolument faux. Le ciel de la Rade d’Antibes, entre autres, est dans toute la région bleue d’une crudité qui choque l’œil et le distrait du sujet principal ; les nuages éclairés par le soleil couchant ont une teinte jaune-roux où l’on ne peut voir qu’une contrefaçon, de cette lueur dorée qui se répand à la fin du jour. Dans la Vue du port de Marseille, la mer a l’apparence d’un corps opaque, tant le ton local manque de transparence et de légèreté ; enfin, à l’exception du Port de la Rochelle et de la Rade de Toulon, où chaque objet est délicatement colorié, les tableaux de la suite des Ports ont tous quelque chose de ce ton, tantôt lourd, tantôt inconsistant, qui dépare si souvent les couvres de l’école française, et que rappellerait, en l’exagérant, le ton des papiers peints. Vernet n’a jamais eu, il est vrai, la