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prétention de se montrer coloriste ; mais il lui est arrivé maintes fois de suppléer par l’harmonie aux richesses qui manquaient à sa palette. Pourquoi l’accord qu’il a su établir entre toutes les parties de ses petits tableaux ne se retrouve-t-il pas dans les diverses parties de son travail le plus important ? Peut-être à cause de cette importance même. Dépaysé sur ces grandes toiles, le pinceau de Vernet aura consacré à en peindre isolément chaque fragment le temps qui lui suffisait d’ordinaire pour couvrir une toile de dimension restreinte, et les soins successifs d’une exécution ainsi morcelée ne lui auront pas permis de donner à l’ensemble l’unité d’effet dont il avait ailleurs le secret et l’habitude. On sait quelles modifications les proportions d’une œuvre peuvent apporter aux formes du talent, et combien il est rare, même sous le rapport de la couleur, qu’un mérite équivalent distingue les sujets développés ou réduits par la même main. Tel artiste de nos jours, auquel des tableaux hauts de quelques pouces ont valu une réputation de coloriste, ne trouve plus pour peindre un tableau de quelques pieds que des teintes délayées, louches ou inharmonieuses. Dans son Ponte Rotto, dans le Fort Saint-Ange, dans une foule d’autres petites vues prises en Italie, Vernet avait tiré l’effet d’une gamme fort simple, mais exactement déduite ; il essaya, pour l’exécution de ses vastes travaux, de forcer les tons qui la composaient, et il ne parvint ainsi qu’à en fausser les rapports ; de là cette discordance qui éclate dans quelques parties, de là leur aspect criard, imperfections que rachètent assurément d’éminentes qualités, mais qui n’en excluent pas moins les Ports de Joseph Vernet de la classe des œuvres parfaites.

Lorsque ces tableaux furent exposés à Paris pour la première fois, personne ne crut devoir apporter des restrictions semblables à l’admiration qu’ils inspiraient. On les proclama unanimement des chefs-d’œuvre, et Vernet occupa, à partir de ce moment, la première place parmi les peintres français contemporains. Le roi lui-même, que la peinture touchait ordinairement fort peu, voulut témoigner à l’artiste combien il était satisfait du résultat de ses travaux, et, renouvelant pour lui une faveur que Louis XIII avait moins justement accordée à Fouquières, il lui fit offrir des lettres de noblesse ; mais les choses avaient bien marché depuis le XVIIe siècle, et ce même baron de Fouquières, qui, cent ans plus tôt, se pavanait dans sa gloire d’anobli et ne travaillait plus que l’épée au côté, aurait peut-être fait sous le règne de Louis XV étalage de philosophie. Vernet, à qui sa réputation, sa verve étincelante et l’élégance de ses mœurs donnaient accès dans tous les salons à la mode, n’avait pas tardé à entrer en commerce familier avec les encyclopédistes. Il était, comme aurait dit Saint-Simon, fort du monde de Mme Geoffrin et l’un des convives les plus assidus à ces dîners du lundi où l’esprit philosophique encore discipliné, mais de