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plus en plus ardent, animait la conversation et la faisait tourner quelquefois, malgré les gronderies de la maîtresse de la maison, en discussions assez peu favorables au respect des inégalités sociales. Les écrivains et les peintres commençaient à ne plus mesurer la distance qui les séparait des grands seigneurs, ou plutôt cette distance même devenait ouvertement avantageuse à l’aristocratie du talent, et le temps était proche où Casanova allait répondre au prince de Kaunitz, qui s’étonnait qu’un ambassadeur du nom de Rubens se fût amusé à peindre : « Votre excellence se trompe ; Rubens était un peintre qui s’amusait à être ambassadeur. » Vernet à son tour eût pu, sans danger pour son indépendance, s’amuser à être gentilhomme et accepter des chaînes que Voltaire lui-même avait fort légèrement portées ; mais il ne prétendait répondre que de lui, et, dans sa crainte excessive de provoquer la vanité de ses descendans, il répondit avec plus de malice que de convenance à M. de Marigny, interprète des intentions du roi : « Mon fils et ceux qui après lui hériteront de mon nom auront dans ce monde bien assez d’occasions de se montrer des sots ; je ne veux pas de mon chef leur en fournir une de plus. » On sait si l’événement donna raison aux scrupules de Joseph Vernet, et comment l’honneur de son nom est soutenu depuis près d’un siècle. Un titre n’eût rien ajouté sans doute à l’éclat dont il devait briller, mais il ne l’eût pas amoindri, et si le chef de cette famille illustre crut, en refusant, accomplir un acte de prudence, le roi accomplissait avant tout un acte de justice en s’exposant à ce refus.

Les craintes de Joseph Vernet auraient été beaucoup mieux fondées, s’il avait pu pressentir le tort que feraient à sa gloire certaines œuvres attribuées aujourd’hui au peintre des Ports de France, et qui sont de la main de son frère Ignace. La similitude des initiales placées au bas des tableaux des deux frères, et qui indiquent les prénoms de chacun d’eux, a souvent induit en erreur les admirateurs de Joseph, ou bien l’inégalité de la dernière manière de celui-ci a paru une énigme dont l’existence, maintenant oubliée, d’Ignace Vernet peut seule donner le mot. Ce second fils d’Antoine passa, comme son père, la plus grande partie de sa vie à Avignon. Peintre tout au plus médiocre, il eut de son vivant une certaine réputation qui ne s’étendit pas, il est vrai, au-delà de sa ville natale, et que d’ailleurs lui valurent moins ses talens d’artiste que les saillies de son esprit, son goût très vif pour les succès de tout genre, et des dons d’espèces fort différentes qu’il avait reçus de la nature. Lui était-il interdit de gagner les suffrages par la facilité de son crayon ou la gaieté de ses propos, il se contentait de succès beaucoup plus modestes et ne dédaignait pas de les devoir même aux témoignages de son agilité. Quelles que fussent les circonstances, il fallait toujours que sa bonne humeur y trouvât son compte, et qu’il