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ménageât une surprise aux gens dont il était entouré. Un jour vint, cependant où la surprise dut être toute pour lui. Il se rendait d’Avignon à Paris, et, fatigué de sa réclusion de quelques jours dans une voiture publique, il avait résolu de faire à pied le reste du voyage. L’isolement auquel il s’était condamné commençait à lui peser un peu lorsqu’il aperçoit au loin un homme marchant dans la même direction que lui. Ignace Vernet l’a bientôt rejoint ; faute d’un compagnon de son choix, il s’arrange de celui que le hasard lui donne, et les voilà tous deux en conversation familière. Un large fossé bordait la route qu’ils suivaient ; Vernet ne résiste pas à la tentation : il franchit lestement le, fossé, puis d’un autre bond il se retrouve auprès de cet homme dont la tournure était épaisse, et qu’il avait prétendu au moins étonner ; mais celui-ci, sans mot dire, sans s’émouvoir le moins du monde, fait, le même double saut et poursuit son chemin. Piqué au jeu, Vernet recommence ; l’autre repart à son tour. Ainsi engagée en vertu d’une convention tacite, la lutte durait depuis quelques instans, lorsque, pour y mettre fin par un signe non équivoque de supériorité, l’inconnu ajouta inopinément à l’exercice déjà reproduit le surcroît de je ne sais quelle culbute qui laissa Vernet confondu. Il fallut pour le coup rendre les armes et renoncer à la prétention de vaincre ce rival, qui n’était autre qu’un bateleur attiré à Paris par la foire Saint-Laurent. — La vie d’Ignace Vernet est riche en aventures de cette sorte : au point de vue de l’art elle n’offre nul intérêt, et la méprise autorisée en apparence par la signature de ce frère de Joseph est le seul titre qui puisse recommander à l’attention les faibles tableaux qu’il a laissés.

Le titre de conseiller de l’académie, celui de peintre du roi, un logement au Louvre, telles furent les récompenses accordées à Joseph Vernet, lorsqu’il eut complété la série des Ports du royaume. Les vingt-sept années qui s’écoulèrent à partir de ce moment jusqu’à celui de sa mort n’amenèrent pour lui qu’une suite de triomphes, et deux cents tableaux environ qu’il exécuta pendant cette période ne purent, fatiguer l’admiration des contemporains. La diversité des sujets représentés obligeait sans cesse les panégyristes à varier l’expression de leur enthousiasme, mais le diapason demeurait le même pour tous et donnait aux éloges un ton qui ne semble pas aujourd’hui sans exagération et sans fracas. Diderot surtout, dont les jugemens avaient alors force de loi, bien qu’il les rendît souvent avec plus de passion que de justice et plus d’esprit que de mesure, Diderot déclarait, sans restrictions d’aucune sorte, que Vernet était un « homme excellent dans toutes les parties de son art. » Bien plus : il se taisait, contre sa coutume, sur le caractère et la vie privée de l’artiste ; et, de la part d’un écrivain qui ne se faisait pas scrupule de mêler à ses appréciations critiques des détails biographiques