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une juste proportion entre les entraînemens de la verve et la reproduction servile de la réalité. Rarement on y trouve de l’exagération, sauf dans les tableaux faits à l’imitation de Salvator Rosa ; il est plus rare encore d’y voir, comme dans le morceau de réception à l’académie, la correction dégénérer en sécheresse. Il faut le répéter cependant : l’extrême habileté de Vernet dans les deux genres qu’il’ a traités ne suffit pas pour lui marquer une place parmi les grands maîtres des diverses écoles. Envisagé comme peintre de marine, il n’a ni la profondeur de sentiment de Ruysdaël, ni la rigoureuse précision de Van den Velde ; il se rapproche plutôt de Backuysen par la facilité prudente de son style et par des habitudes de retenue qui donnent même aux effets les plus sinistres un aspect ordonné et presque paisible. On ne saurait, du reste, pousser loin la comparaison : Vernet diffère un peu moins de Backuysen que des autres peintres de marine sans pour cela lui ressembler. Il garde au milieu d’eux tous une physionomie particulière, et, si l’on cherche en vain parmi ses devanciers un maître avec lequel il soit en conformité absolue, on trouverait tout aussi difficilement parmi ses successeurs un imitateur à placer à sa suite ou un rival à lui opposer. Il est peu de ceux-ci, depuis Loutherbourg jusqu’aux artistes du XIXe siècle, qui ne lui aient plus ou moins emprunté ; quelques-uns, il est vrai, se sont montrés plus habiles coloristes ; d’autres, au dire des gens experts, n’ont jamais commis, en ce qui concerne la manœuvre, des erreurs où il est tombé quelquefois, et ont su mieux que lui attacher à propos une amarre ou carguer une voile. Aucun ne s’est approprié complètement sa manière, aucun n’a réussi à la faire oublier, et, malgré ses imperfections, malgré certains progrès récemment accomplis dans quelques parties accessoires de l’art, Joseph Vernet demeure encore le premier des peintres de marine de l’école française.

À ne le juger que comme paysagiste, on ne pourrait lui assigner un rang aussi honorable. Il serait assurément fort injuste de mettre les œuvres de ce spirituel talent sur la même ligne que les œuvres sévères de Poussin, de Claude Lorrain et de quelques autres paysagistes de notre ancienne école ; il n’y aurait pas moins d’injustice à nier que Vernet ait été surpassé à plus d’un égard par les paysagistes de l’école actuelle. Ceux-ci toutefois seraient-ils arrivés au plein succès de l’entreprise qu’ils ont poursuivie en commun, s’ils n’avaient eu pour point de départ ses tentatives et ses exemples ? Les tableaux de Vernet, où la recherche du naturel s’unit à des coutumes un peu conventionnelles de la pensée, indiquent la réaction encore tempérée de l’esprit moderne contre les doctrines et les formes du passé ; c’est ce qui rend ces tableaux dignes d’attention et d’étude, et l’auteur doit garder à nos yeux sa double importance de peintre habile et de précurseur du mouvement