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Page:Revue des Deux Mondes - 1852 - tome 14.djvu/272

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seconde abstraction, qui supprime purement et simplement les plus grandes lois de l’humanité et de la nature, son énormité la rend sans doute extrêmement hardie ; mais plus elle est hardie, plus elle aurait besoin d’être justifiée. L’économiste spéculatif raie d’un trait de plume de la carte du globe et du cœur de l’individu le phénomène et le sentiment de nationalité ; de quel droit ? — L’univers, oui ou non, est-il divisé, et divisé par la main d’un économiste dont sans doute les plans aussi sont respectables, par la main de Dieu même, en nations jalouses, rivales, et dont la jalousie et la rivalité jouent un incontestable rôle dans l’activité de production et le mode de distribution de la richesse ? Vous nous proposez de supprimer de l’histoire ce grand phénomène qui en est cependant le principal ressort ; mais comment effacerons-nous de l’ame de l’homme le sentiment qui y correspond, le sentiment de l’amour de la patrie ? On aura beau faire des dissertations et tenir des congrès en faveur de l’abolition du patriotisme, on ne l’entamera pas plus qu’aucun des autres sentimens bons ou mauvais de l’espèce humaine. On a dit que l’homme était un animal raisonnable ; on peut dire aussi qu’il est un animal patriote. Il aime jusqu’au fanatisme le sol où il est né ; il l’aime jusqu’au point de mourir pour en chasser l’étranger. Comment supprimez-vous un fait et un sentiment pareil, et quelle espèce de science peut sortir de l’étude de l’humanité considérée abstraction faite de conditions aussi indestructibles de son existence ? C’est ce qu’on n’imagine pas. La suppression de l’espace et du temps, les deux plus grandes lois de la nature physique, est aussi inexplicable. Les montagnes gênent l’arrivée des produits de la richesse dans les différens lieux du globe, vous supprimez les montagnes ; la distance ralentit la répartition de ces mêmes produits, vous supprimez les distances ; mais le monde sans distances, sans montagnes et sans gouvernemens que vous supposez, est-il rien autre chose qu’un monde imaginaire ? Que seront donc les lois que vous vous proposez d’y découvrir, sinon des lois imaginaires comme lui ? Ce seront des vérités hypothétiques, dit l’école anglaise. Assurément le mot est heureux ; mais jusqu’à présent ces vérités-là, que l’école anglaise appelle si discrètement hypothétiques, avaient, dans l’opinion générale, passé pour autre chose, — pour des rêves.

Reste l’usage idéal auquel l’école anglaise destine les conclusions qu’elle tire de ses principes. Il paraît fort difficile d’abord de concevoir ce que peut être philosophiquement parlant un idéal économique. Le caractère de l’idéal, en effet, est d’être absolu, c’est-à-dire indépendant de tout accident de temps, de lieux, de formes, etc. ; telles sont les notions primitives de la raison qui dominent la morale, la science et l’art,-tels sont le juste, le beau, le vrai. Rien de pareil ni de concevable en économie politique. L’utilité est la chose la plus relative du monde ; tout change dans ce mobile et presque insaisissable domaine ;