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passer d’air. Je le distrais par des batailles gagnées ; mais il faut aboutir, il faut pourvoir à l’entretien moral d’un grand peuple savant, industrieux, frondeur, quoique soumis. Il faut pour la classe aisée et pour les esprits bien nés de toute classe cent lycées dans l’empire, des groupes d’écoles supérieures dans toutes les grandes villes, des académies universitaires au siège de chaque cour impériale. Jugez quelle sera l’émulation d’une jeunesse d’élite prélevée sur quarante millions d’ames ! Quelle prime offerte au talent, et quelles chances multipliées de le faire naître ! Le mouvement qui, au XVIIIe siècle, partait de la société et ensevelissait le pouvoir, je veux qu’il parte du trône et que partout il réveille et dirige.

« Mais, pour tout cela, mon cher Narbonne, il faut une base solide, il faut ce bon sens qui, comme dit Bossuet, je crois, est le maître de la vie humaine. Je n’aime pas la philosophie politique du XVIIIe siècle, je ne l’aime pas même dans ceux qu’on répute les plus sages. Voyez-vous, il y a toujours en eux du déclamatoire. Ceux qui doivent agir ne faisaient pas alors d’assez grandes choses pour que ceux qui regardent et raisonnent pussent écrire avec élévation et simplicité. Aussi, regardez Montesquieu lui-même, que d’erreurs, avec un esprit merveilleux ! Il est magistrat dès l’enfance ; il veut une monarchie tempérée par des gens de robe ; et il perce de mille traits l’esprit chrétien, il déchire tant qu’il peut la robe de l’église ; il admire en platonicien ces républiques grecques plus inapplicables de nos jours que le gouvernement de la tribu de Juda, et il prétend être monarchiste ; il pose en principe l’honneur pour ressort principal de sa monarchie, et il vante jusqu’à la corruption du gouvernement britannique. Sans doute, grace au fil conducteur que lui tendait Machiavel, il a bien jugé les institutions et le génie des Romains ; il a même supérieurement compris le mécanisme de la légion romaine, et je lui en sais gré pour l’honneur du métier ; mais qu’est-ce que cette conversation de Sylla et d’un sophiste grec dont vous étiez hier si fort occupé ? de quelle lumière, de quelles idées justes cela peut-il remplir de jeunes esprits de notre temps et de mon règne ? Quel faste de langage ! En vérité, si je m’en souviens bien, dans ce tête-à-tête c’est Sylla qui est le bel esprit et le rhéteur. Que veut-il dire avec ce bouclier qu’il avait sur les murailles d’Athènes et ce javelot qu’il avait à Orchomènes ? Jamais général romain eut-il un javelot ? et est-ce ainsi, par quelques images physiques toujours misérables et inaperçues dans la grandeur des masses, qu’on fait saillir la puissance du génie et sa domination sur les hommes ? Non : des colonnes dirigées, des marches tout à coup commandées, une force irrésistible jetée sur un seul point, et un homme à l’écart, immobile, qui prévoit, qui juge et qui inspire tout de sa pensée, voilà le grand capitaine,