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Page:Revue des Deux Mondes - 1852 - tome 14.djvu/446

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— Ils seront longs, barbares, nasillards et discordans, comme le son de la zampogna. Au revoir, époux très caressé ! Adieu, très honorés seigneurs ! Mes respects, mes révérences à toute la très estimable compagnie.

— Au revoir, gentil corbeau ! adieu, badin fossoyeur ! crièrent les jeunes gens.

Don Synonyme exécuta une sortie de comédie au milieu des huées et des sifflets. La confrérie des gais cornutelli n’était pas d’humeur à se laisser attrister par la rencontre d’un jettatore. Cet incident passa inaperçu dans les plaisirs de la soirée. Le seigneur Emilio suivit ses amis à la salle de billard, et fit avec eux la partie italienne que nos grands joueurs de carambolages trouveraient bonne pour les demoiselles, à cause de la largeur énorme des blouses et des queues sans procédé. Vers minuit, la compagnie se dispersa ; quand le seigneur Emilio fut dehors, l’air de la nuit et la solitude ayant dissipé l’animation causée par le bruit, le jeu et les lumières, quelque sombre pensée lui revint dans l’esprit. Son menton s’inclinait sur sa poitrine. Il ralentissait le pas et murmurait des mots entrecoupés. Avant de rentrer dans Rome par la porte du Peuple, il s’assit un moment sur un banc de pierre, et soupira en s’écriant : — Suis-je donc arrivé à ce point qu’un inconnu me raille en public ? « Je me repentirai,… je changerai d’habits… on me dira des paroles dures et malsonnantes. » Si cet homme n’a pas le don de divination, je suis perdu. Qui sait ce qu’on pense de moi, quelles réflexions on fait sur mes folles dépenses ? Celui qui n’a rien à se reprocher ne voit point d’insinuations malignes dans les propos de café. Mais ce sont là des discours de jettatore. Les pronostics menaçans sortent de ma conscience et non de la bouche de ce pauvre lunatique. On ne connaît pas l’état de mes affaires ; on ne le connaîtra jamais. Encore un an, et le bonheur de mon Antonia est assuré pour toujours.

Le seigneur Emilio, moins accablé, se releva et prit le chemin de son palais, situé via del Babbuino, près de la place d’Espagne. Une jeune femme en robe blanche, qui le guettait du haut d’un balcon, descendit au-devant de lui sous le vestibule. Les deux époux, qui s’étaient séparés le matin, se jetèrent dans les bras l’un de l’autre, comme s’ils eussent couru quelque grand danger, et les sombres pensées du jeune mari s’envolèrent à tire-d’aile ; mais, pour faire comprendre les paroles obscures du seigneur Emilio, il est nécessaire de raconter quelques événemens antérieurs à la fête des Felici Cornutelli[1].

  1. La fête des cornes est une coutume fort ancienne à Rome. On distribue chaque année à cette occasion beaucoup de lettres et de pièces de vers anonymes aux cornutelli les plus fameux, pour les inviter à porter une bannière dans la procession en l’honneur de saint Luc, qui a pour attribut le bœuf.